« Dans les pays africains les plus démunis, la démocratie amplifie le risque de violences »
« Dans les pays africains les plus démunis, la démocratie amplifie le risque de violences »
Par Yann Gwet (chroniqueur Le Monde Afrique)
Pour notre chroniqueur, l’exercice électif sur le continent doit être désacralisé et repensé pour faire émerger l’essence de la démocratie plutôt que sa forme.
Axel Messa, 30 ans, aurait été tué devant sa maison à Libreville, au Gabon, le premier septembre 2016, lors d’affrontements entre manifestants et forces de sécurité. Quelques jours plus tôt, Ali Bongo avait été proclamé vainqueur d’une élection présidentielle contestée. / MARCO LONGARI / AFP
Chronique. Freedom House, une célèbre ONG américaine, vient de publier son traditionnel rapport sur l’état de la démocratie dans le monde. Celle-ci est partout en net recul. En Afrique, à peine dix pays sont considérés comme « démocratiques ».
A première vue, c’est une mauvaise nouvelle pour le continent. Sauf que, pour Freedom House comme pour une partie importante des classes instruites africaines, la « démocratie », notamment en Afrique, est essentiellement affaire de procédures. Dans ce paradigme, les partis politiques sont au cœur du système. La compétition qu’ils se livrent pour le suffrage des citoyens est idéalisée. Les élections, voulues « libres et transparentes » mais souvent fraudées, qui en résultent sont célébrées comme des « victoires de la démocratie ».
L’Afrique vit sous ce régime depuis le début des années 1990. Mais son bilan est sans appel : l’enchaînement compulsif d’élections est un échec. Non seulement la démocratie élective ne permet pas d’améliorer le niveau de vie des populations les plus pauvres, mais elle contribue à la déstabilisation de nos pays.
Enchaînement d’élections et de déceptions
Dans son livre Wars, guns, and votes : Democracy in Dangerous Places (Harper Perennial, 2010, non traduit) l’économiste d’Oxford Paul Collier, qui a exploré le lien entre démocratie et violence, notamment dans les sociétés les plus pauvres, montre que dans les pays à revenu intermédiaire ou supérieur, la démocratie élective réduit le risque d’instabilité. En revanche, dans les pays les plus démunis, elle amplifie le risque, déjà important, de violences (assassinats, émeutes, guérillas, guerre civile, etc.). Le seuil de tolérance est autour de 2 700 dollars/habitant/an. Au-delà, la démocratie élective est un actif. En deçà elle est dangereuse – or la majorité des pays africains se trouve largement en dessous du seuil de tolérance. « La démocratie, en tout cas dans la forme qu’elle a prise jusque-là dans les sociétés les plus pauvres, ne semble pas améliorer les chances de la stabilité. Au contraire, elle augmente les risques de violences politiques. Probablement liée à cette incapacité à produire la paix sociale, la démocratie n’est pas encore parvenue à générer des gouvernements responsables devant leurs peuples, et dès lors légitimes », écrit l’économiste.
Lire l’entretien avec Paul Collier : « En Afrique, la situation est explosive »
Le principal intérêt du travail de Paul Collier (et d’autres) est qu’il rationalise des observations jusque-là empiriques. Mais rien n’y fait. Nous continuons à enchaîner les élections, et avec elles les déceptions. La démocratie élective est l’opium des élites africaines, mais ce sont les plus pauvres d’entre nous qui payons la facture.
Pour sortir de cette « impasse démocratique », nous devons désacraliser la démocratie élective. Ni les partis politiques ni les élections (telles que nous les pratiquons) ne sont une fin en soi. En concevant la Constitution américaine, James Madison, son principal architecte, voulait mettre son pays à l’abri de ce qu’il appelait les « factions » (les partis politiques), considérées comme une menace à l’unité nationale. Dans des sociétés fondamentalement ethniques, la logique partisane qui préside à l’émergence de formations politiques est une aberration.
Renforcement des contre-pouvoirs
La démocratie que nous devons construire doit être substantielle. Elle doit servir l’impératif de bonne gouvernance. Pour cela, elle doit émerger progressivement dans un contexte qui lui est favorable : l’Etat-nation doit être constitué ; la logique du droit, institutionnalisée. Dans cette nouvelle configuration, l’accent doit être mis non pas sur l’organisation d’élections, mais sur le renforcement des contre-pouvoirs – y compris la société civile. Le rôle des partis politiques doit être repensé. Pourquoi ne pas limiter le nombre de partis politiques dans nos pays, à deux par exemple ? Pourquoi ne pas institutionnaliser un partage du pouvoir entre ces partis ? Pourquoi ne pas confier la désignation des candidats aux différentes élections au peuple plutôt qu’à des factions ?
Dans sa dernière édition, le journal britannique The Economist rapporte que, dans un sondage récent mené par l’International Republican Institute (une organisation pro-démocratie américaine), presque deux Tunisiens sur trois déclarent, à peine sept ans après leur révolution, que la prospérité est plus importante que la démocratie. Dans ce pays dont la société civile a été honorée du prix Nobel de la paix en 2015, ils seraient de plus en plus nombreux à regretter ouvertement l’ancien président Ben Ali. La conséquence de la fétichisation de la démocratie élective est le rejet de la démocratie en tant que telle, au profit probable des autocrates les moins éclairés.
Pour enrayer le déclin de l’idéal démocratique dans le cœur des peuples, et au fond sauver les chances d’une démocratie substantielle en Afrique, il faut obtenir un moratoire sur les élections en Afrique. Celui-ci permettrait de remettre à plat la question de nos systèmes politiques. L’objectif est simple : vider la « démocratie » de sa forme pour mieux faire émerger sa substance.