L’incroyable parcours de « Vie et destin »
L’incroyable parcours de « Vie et destin »
Par Alain Constant
La réalisatrice Priscilla Pizzato retrace dans « Le Manuscrit sauvé du KGB » l’itinéraire du livre de Vassili Grossman, un des ouvrages majeurs de la littérature du XXe siècle.
Le manuscrit de « Vie et destin », ecrit par Vassili Grossman, fut confisqué puis restitué plus de 50 ans après par les services secrets russes. / EX NIHILO
Un homme, un livre, un destin. Ce passionnant documentaire consacré à l’écrivain Vassili Grossman (1905-1964) retrace avec minutie l’incroyable histoire d’un des ouvrages majeurs de la littérature du XXe siècle. Achevé au début de l’année 1960 par Grossman, personnage en vue de la scène littéraire soviétique, le manuscrit de Vie et destin comporte près de mille pages. Construit sur le modèle du Guerre et paix de Tolstoï, il retrace le destin d’une famille pendant la Grande Guerre patriotique.
De Moscou à Stalingrad, de l’Ukraine à la Pologne, il s’agit d’un formidable roman écrit à hauteur d’hommes. « En lisant le livre, j’ai été stupéfait. Pour moi, il s’agit d’un des monuments de la littérature du XXe siècle », estime l’écrivain français Olivier Rolin, qui fait partie des nombreux témoins interrogés par la réalisatrice Priscilla Pizzato.
Pourquoi ce manuscrit suscite-t-il, au début des années 1960, autant d’inquiétude du côté des autorités soviétiques ? D’autant plus étonnant que Vassili Grossman, ancien ingénieur entré en littérature sur les conseils de Gorki dans les années 1930, n’a jamais posé problème au Kremlin. Et pour cause : ses ouvrages précédents ne mentionnaient pas les atrocités staliniennes.
Au plus près du chaos
Staline est mort en 1953, mais, lorsque Grossman termine le manuscrit de sa vie, l’époque est toujours à la paranoïa, aux délations, aux menaces. Et, dans Vie et destin, l’auteur pose des questions, voit des similitudes entre régimes totalitaires, fait parler des femmes et des hommes sur la misère, s’interroge sur les raisons qui poussent certains révolutionnaires à dériver vers la dictature. Ce livre, il l’a écrit au plus près du chaos de l’époque.
En 1941, ce fils d’une famille juive aisée originaire d’Ukraine devenu écrivain se porte volontaire pour le front et devient correspondant du journal L’Etoile rouge. Il marche avec une canne, est en surpoids, fait plus âgé que ses 36 ans. Mais il apprend vite la guerre, le maniement des armes, et les soldats adoptent ce type étrange, si proches d’eux dans les pires conditions et qui aura finalement passé plus de mille jours sur le front.
A Stalingrad puis, à partir de 1944, en Ukraine, où les traces des massacres de juifs, dont sa mère adorée, lui font réaliser l’ampleur du drame. Avant de terminer sur le front en Pologne et dans les ruines de Berlin.
Galin, Bukovsky et Vassili Grossman en 1943 à Koursk (Russie). / EX NIHILO
Manuscrit caché sous des sacs de pommes de terre
Grossman pense que l’héroïsme du peuple soviétique pendant la guerre lui vaudrait une certaine liberté plus tard. Ce ne fut pas le cas. Et il l’écrit dans cet ouvrage-fleuve. Ce qui explique l’étonnant destin du manuscrit, achevé en 1960, mais dont la première publication date de… 1980, en Suisse !
Car le Kremlin, inquiet des effets d’un tel ouvrage, a décidé en février 1961 de saisir le manuscrit et de l’enfermer dans les sous-sols de la Loubianka, siège du KGB. « Votre roman est hostile au peuple soviétique », dit Mikhaïl Souslov à Grossman.
En URSS, la campagne anticosmopolite bat son plein et l’antisémitisme se porte bien. « Il y a peu de chances que votre livre soit publié avant deux cent cinquante ans », lui lance un autre officiel. L’écrivain a heureusement pris ses précautions : deux copies du manuscrit ont été cachées, l’une à la campagne, sous des sacs de pommes de terre, l’autre à Moscou, chez un ami poète. Il faudra tout le courage d’un réseau de dissidents pour qu’une copie passe à l’ouest du rideau de fer. Publié d’abord en Suisse puis en France, en 1983, Vie et destin ne sera pas disponible en URSS avant 1988.
« Le Manuscrit sauvé du KGB », de Priscilla Pizzato (France, 2017, 58 minutes).