Pourquoi la polémique du « Bouquet of Tulips » de Jeff Koons ne dégonfle pas
Pourquoi la polémique du « Bouquet of Tulips » de Jeff Koons ne dégonfle pas
Par Pierre Bouvier
Annoncée comme « un geste d’amitié entre le peuple américain et le peuple français » après les attentats de 2015 et 2016, l’œuvre suscite un grand débat depuis un an et demi.
La ministre de la culture, Françoise Nyssen, et l’artiste Jeff Koons, à Paris, le 30 janvier 2018. / STÉPHANE DE SAKUTIN / AFP
Après le Tree de Paul McCarthy, gigantesque sculpture en forme de plug anal installé en 2014 sur la place Vendôme, puis le Vagin de la reine, d’Anish Kapoor en 2015 à Versailles – deux œuvres temporaires –, voilà le Bouquet of Tulips (Bouquet de tulipes) de Jeff Koons, et la polémique qui l’accompagne.
Si l’œuvre n’a a priori aucune connotation sexuelle, elle échauffe les esprits. Elle a suscité une pétition et surtout, une salve de tribunes dénonçant le projet d’installation sur l’esplanade du Palais de Tokyo de cette œuvre monumentale, à proximité du Trocadéro, dans le 16e arrondissement de Paris.
Face à l’imbroglio, la ministre de la culture, François Nyssen, a décidé d’intervenir. Mardi 30 janvier, elle recevait l’artiste. Que se sont-ils dits ? « Jeff Koons est venu voir la ministre, pas pour s’exprimer sur la polémique, ni imposer l’œuvre », explique Emmanuelle de Noirmont, qui a représenté l’artiste en tant que galeriste jusqu’en avril 2013.
Quelques jours plus tôt, la ministre s’était rendue place de Tokyo, à l’emplacement où l’œuvre devrait être installée, pour faire le point. Elle demande toujours que les dossiers techniques, économique et juridique soient sérieusement aboutis et surtout que les études annoncées soient effectivement réalisées par la mairie.
Un projet à l’initiative de l’ambassadrice des Etats-Unis
Le 21 novembre 2016, l’Américain Jeff Koons annonçait qu’il offrait à la ville de Paris Bouquet of Tulips, comme « un geste d’amitié entre le peuple américain et le peuple français » après les attentats de 2015 et 2016.
L’œuvre haute de dix mètres, large de huit, pesant 27 tonnes sans socle, en bronze, acier inoxydable et aluminium, représente une main tenant des tulipes multicolores qui « symbolise l’acte d’offrir ». « L’œuvre a été créée comme un symbole de souvenir, d’optimisme et de rétablissement, afin de surmonter les terribles événements qui ont eu lieu à Paris il y a un an », lançait alors Jeff Koons, entouré de la maire de Paris, Anne Hidalgo, et de l’ambassadrice des Etats-Unis en France, Jane D. Hartley.
L’œuvre devrait être installée dans le courant de l’année 2018, sous-réserve de l’obtention des dernières autorisations nécessaires sur la place de Tokyo, devant le Musée d’art moderne de la Ville de Paris et le Palais de Tokyo. / JEFF KOONS/NOIRMONTARTPRODUCTION
C’est cette dernière qui a eu l’idée d’offrir l’œuvre de l’artiste à la France, comme elle l’expliquait au Figaro, le 23 novembre 2016. « J’ai eu cette idée après le 13-Novembre et ses terribles attaques contre les gens en terrasse. » Elle raconte avoir proposé à Jeff Koons de créer une œuvre d’art pour l’offrir à la Ville de Paris en hommage aux victimes des attentats.
Une polémique quasi immédiate
Dès le lendemain de l’annonce, les esprits s’échauffent. Harry Bellet, journaliste au service Culture, écrit dans Le Monde que « Jeff Koons nous offre des fleurs mais il faudra payer le vase ». De son côté, Télérama signale que :
« Ni les riverains ni les deux directeurs des deux institutions concernées, Fabrice Hergott et Jean de Loisy, n’ont été consultés. Pas plus, semble t-il, que le corps des architectes des bâtiments de France – dont la mission est de gérer les espaces protégés comme le Palais de Tokyo, édifice bâti pour l’exposition internationale de 1937. »
A la fin de l’année 2017, une pétition intitulée « Non au bouquet de tulipes de Jeff Koons à Paris » est lancée par Espace 35, collectif d’artistes de Belleville, recueillant plus de 6 150 signatures. Ses initiateurs dénoncent la « démesure » du projet : « Sa présence (…) nous privera d’un point de vue unique. »
Jeff Koons, « emblème d’un art spéculatif »
Dans une tribune publiée dans Libération, le 21 janvier, une vingtaine de personnalités rassemblées autour du réalisateur Olivier Assayas, de l’ancien ministre Frédéric Mitterrand, lancent un « Non au “cadeau” de Jeff Koons ».
Selon eux, Koons est « devenu l’emblème d’un art industriel, spectaculaire et spéculatif » et « son atelier et ses marchands sont aujourd’hui des multinationales de l’hyperluxe ».
« Le choix de l’œuvre, et surtout de son emplacement, sans aucun rapport avec les tragiques événements invoqués et leur localisation, apparaissent pour le moins surprenants, sinon opportunistes, voire cyniques. »
« Par son impact visuel, son gigantisme et sa situation, cette sculpture bouleverserait l’harmonie actuelle entre les colonnades du Musée d’art moderne de la ville de Paris et le Palais de Tokyo, et la perspective sur la tour Eiffel », jugent-ils enfin.
Des personnalités « pas convaincues » par le projet
Le 24 janvier, dans Le Monde, Harry Bellet essayait de tordre le cou aux reproches adressés au projet, relevant qu’« une méconnaissance du dossier », rappelant qu’il s’agit d’une « initiative individuelle, privée, pas d’une commande publique » et que « l’installation (…) [est un] hommage aux victimes des attentats en France ».
De son côté, le Comité professionnel des galeries d’art a fait connaître son opposition au projet, rappelle Le Figaro :
« Il n’est pas question ici de juger des qualités esthétiques ou de la pertinence de la sculpture en tant qu’hommage aux victimes des attentats en France mais de l’emplacement qui a été choisi. »
Dans une série de tribunes publiées dans le Monde, le 30 janvier, l’ancien ministre de la culture Jean-Jacques Aillagon reconnaît qu’il n’est « pas convaincu par le projet d’implantation de Bouquet of Tulips, avenue du Président-Wilson, à l’emplacement qu’on lui destine ». Le romancier et essayiste Jean-Philippe Domecq écrit pour sa part que « le simplisme de l’œuvre jure avec la violence de l’acte qu’il souhaite commémorer ». Quant au philosophe Yves Michaud, il ironise : « Le destinataire d’un cadeau est censé pouvoir en faire ce qu’il veut. (…) Reconnaissons quand même l’élégance de Jeff Koons : il ne demande pas à entrer directement au Louvre, mais juste à se faire valoir devant deux sites muséaux majeurs. »
Un financement privé, mais avec déductions fiscales
Jérôme et Emmanuelle de Noirmont tentent, dans un texte publié sur leur site, de remettre le projet en perspective. Initialement, la sculpture devrait être installée courant 2017 devant le musée d’art moderne de la Ville de Paris et le Palais de Tokyo. Sa production, estimée à 3 millions d’euros, est financée par le mécénat privé américain et français, particuliers et entreprises, en contrepartie de déductions fiscales.
Les fonds ont été levés entre la fin de l’année 2016 et l’été 2017, expliquent-ils. « Le mécénat couvre aujourd’hui l’intégralité des coûts : la production et l’installation par des apports financiers, les travaux de renforcement de la place par apport en industrie. »
Pour ce qui est de l’identité des donateurs, il faudra attendre l’annonce du calendrier final, la signature de toutes les autorisations. « Souhaitant inscrire ce geste dans un esprit de générosité totale, Jeff Koons a proposé dès le début d’offrir tous les revenus de ses droits d’auteur sur cette œuvre aux associations des familles de victimes des attentats », ajoutent Jérôme et Emmanuelle de Noirmont.
Pour tenter de mettre un terme à la polémique, Christophe Girard, adjoint à la maire de Paris, a annoncé au micro d’Europe 1 le 30 janvier qu’il fallait « cesser la polémique ; nous allons accueillir l’œuvre de Jeff Koons au bon endroit ».