L’œuvre « America » en or 18 carats de Maurizio Cattelan. / AP/SIPA

Lunettes à monture noire, regard sévère, Nancy Spector n’est pas du genre à aimer les galéjades. La directrice artistique du Musée Guggenheim de New York serait plutôt l’incarnation du sérieux. C’est d’ailleurs très sérieusement – et poliment – qu’elle a répondu en septembre 2017 à une demande de Donald Trump. Ce dernier souhaitait emprunter Paysage enneigé, de Van Gogh, pour la Maison Blanche. Le Washington Post a révélé qu’en lieu et place de ce tableau trop fragile pour bouger Nancy Spector a proposé au président américain une cuvette en or 18 carats au titre éloquent, America, imaginée par l’artiste farceur Maurizio Cattelan. Cette œuvre-manifeste, conçue dans la droite lignée de l’urinoir de Marcel Duchamp, avait servi un an durant comme toilettes publiques au sein du musée.

« Grande conscience politique »

Cattelan a toujours eu le sens de la provocation. Il avait ainsi offert à la Ville de Milan L.O.V.E., une sculpture en forme de doigt d’honneur de onze mètres, installée face au palais de la Bourse. Mais on n’imaginait pas tant d’audace de la part de Nancy Spector, une curatrice bardée d’honneurs, qui œuvre depuis trente ans au Guggenheim. Anne Pasternak, qui l’avait brièvement recrutée comme directrice adjointe entre 2015 et 2016 au Brooklyn Museum, la décrit cependant comme « créative, pionnière, presque révolutionnaire ». Hans Ulrich Obrist, directeur artistique des Serpentine Galleries à Londres, avec qui elle avait coorganisé la première Biennale de Berlin en 1998, insiste sur sa « grande conscience politique ».

Dès ses débuts, Nancy Spector est sortie du lot en privilégiant des expositions exigeantes. Elle signe en 1995 une rétrospective remarquée de l’artiste cubain Félix González-Torres, orchestre en 2002 la projection du cycle Cremaster de Matthew Barney, puis vide le musée pour proposer tout l’espace à l’artiste Tino Sehgal en 2010. Elle se plie aux désirs des artistes, même les plus fous. Ainsi n’a-t-elle pas bronché quand Maurizio Cattelan a voulu en 2011 accrocher ses œuvres comme des salamis au plafond. « Avec Maurizio, elle a accepté le pari incroyable d’une “anti-rétrospective”, rappelle Catherine Grenier, directrice de la Fondation Giacometti et auteure d’un livre d’entretiens avec Cattelan. On peut donc attendre d’elle une attitude sans complexe et très engagée. »

Nancy Spector travaille depuis trente ans au Guggenheim de New York. / CINDY ORD/GETTY/AFP

Pour effronté que peut sembler le message de Nancy Spector à Donald Trump, il n’est pas isolé. Depuis plus d’un an, les musées américains rivalisent en répliques au président américain. Le Brooklyn Museum a organisé une lecture du long poème Let America Be America Again de l’écrivain africain-américain Langston Hughes, pied de nez au slogan trumpien « Make America great again ». Le MoMA de New York a riposté à sa politique d’immigration en accrochant sept œuvres d’artistes iraniens, irakiens et soudanais.

« Ce qui est remarquable, c’est qu’elle ose s’exprimer ainsi. En France, les intellectuels sont de moins en moins libres de leur expression. » Catherine Grenier, directrice de la Fondation Giacometti

La réponse du Guggenheim est sans doute la plus inattendue. « Je n’aurais pas imaginé Nancy offrir les toilettes, mais je trouve super qu’elle l’ait fait, j’adore cette histoire », sourit Massimiliano Gioni, malicieux curateur au New Museum de New York. « Si Nancy a osé cette réponse à l’administration Trump, c’est qu’elle a toute la confiance du directeur du Guggenheim, et que c’est un musée privé qui n’a pas de comptes à rendre à l’Etat, ajoute Catherine Grenier. Ce qui est remarquable, c’est qu’elle ose s’exprimer ainsi publiquement. En France, les intellectuels sont de moins en moins libres de leur expression, notamment dans les institutions. »

Si la blague a fait le tour de la planète, elle ne fait pas rire tout le monde. « Il ne faut pas descendre au niveau de Trump. Sans le vouloir, Nancy Spector donne de l’eau au moulin de ceux qui pensent que l’élite se fiche d’eux, regrette Georgina Adam, éditorialiste au Art Newspaper. Le rôle d’un musée est d’élever le débat culturel. »