« La France doit rompre avec la rhétorique martiale qui prévaut au Sahel »
« La France doit rompre avec la rhétorique martiale qui prévaut au Sahel »
Par Collectif
Selon un collectif de chercheurs, « l’outil militaire français doit être subordonné à un projet politique réaliste défini par les sociétés sahéliennes ».
Tribune. « Nous avons gagné cette guerre », déclarait en septembre 2013 à Bamako un François Hollande triomphant au terme d’une intervention militaire française menée au pas de course pour déloger les mouvements djihadistes au Mali. Quatre ans plus tard, dans une région sahélienne à la dérive, les mots de l’ancien président de la République résonnent de façon tragique. Le Mali a sombré dans un état de délitement inquiétant. Au nord, les groupes politico-militaires se disputent toujours le contrôle des territoires et des trafics. Au centre, l’Etat a reculé dans les zones rurales où prospèrent milices communautaires, bandes criminelles et insurgés se revendiquant du djihad. Pis, débordant du territoire malien, les violences touchent désormais les pays voisins, Burkina Faso et Niger en particulier.
Un accord inadapté
Si l’avenir du Sahel dépend indiscutablement de la capacité des Etats à relever le défi de la gouvernance et du développement, dans l’immédiat, la plupart des observateurs reconnaissent que la stabilisation de la région doit s’appuyer sur deux piliers, politique et sécuritaire. Ces deux piliers se désagrègent aujourd’hui, notamment du fait de l’absence de prise en compte de leurs interdépendances.
En effet, le primat a été donné à la lutte antiterroriste, subordonnant à cet objectif les manières de concevoir et de promouvoir les solutions au conflit malien. De ce point de vue, l’accord de paix intermalien signé en juin 2015 apparaît surtout comme un cadre politique destiné à faciliter la lutte contre les groupes dits terroristes. Du fait des pressions exercées par la communauté internationale, l’accord a d’emblée souffert d’un déficit d’appropriation par les acteurs maliens.
Presque trois ans plus tard, cet accord peine à être appliqué et a échoué à changer la situation. De plus, il est aujourd’hui inadapté. D’abord parce qu’il s’est contenté de réchauffer les vieilles recettes des accords de paix des années 1990 et 2000 sans se donner les moyens de traiter les enjeux nouveaux de la crise malienne. Ensuite parce que, face à l’extension des violences dans des zones qu’il ignore, cet accord ne peut plus constituer le moteur principal de la stabilisation politique. Il fixe un cadre que certaines parties considèrent intangible dans une situation qui se révèle particulièrement volatile.
Une stratégie risquée
Face aux impasses du processus politique et aux lenteurs des coûteux programmes de développement, ce sont les options militaires qui prévalent de facto aujourd’hui. Le Mali et ses voisins sont aujourd’hui le théâtre de multiples interventions sécuritaires qui se superposent : opération française « Barkhane » et G5 Sahel, mais aussi force de stabilisation de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM), mission civile de l’Union européenne (EUCAP) et opérations des forces spéciales américaines.
Non seulement cet empilement n’a pas amélioré la situation sur le terrain, mais il suscite le malaise des opinions publiques malienne et nigérienne de plus en plus rétives à ces présences militaires étrangères. Celles-ci ont échoué jusqu’ici à contenir les groupes qui se revendiquent du djihad. Ces derniers se sont adaptés aux interventions internationales : chassés des villes, ils ont appris à se recomposer dans les zones rurales. Ils cherchent à s’y enraciner en y assurant un certain ordre, à la place d’un Etat absent et souvent perçu comme illégitime.
Face à ces foyers insurrectionnels ruraux, la tentation est grande d’armer des milices locales. C’est une stratégie risquée. D’une part, l’utilisation de milices à base communautaire dans la lutte antiterroriste comporte d’importants risques d’abus contre les civils. Elle provoque déjà d’inquiétantes réactions en chaîne qui poussent des groupes rivaux dans les bras des djihadistes. D’autre part, les Etats du G5 Sahel sont trop affaiblis pour réguler les appétits politico-économiques de ces milices. Si l’impartialité et la vertu en matière d’administration et de sécurité de ces Etats sont discutables, la solution semble tout de même devoir passer par eux, y compris sous des formes revisitées impliquant temporairement les groupes armés.
Des tentatives de dialogue
Certes, sans la présence des militaires français, la situation serait sans doute pire. Cependant, la France, en faisant le choix de frappes ciblées comme celle qui a eu récemment lieu près de la frontière algérienne, élimine assurément des combattants djihadistes mais aussi des personnes au profil plus ambigu. Ce sont par exemple des sympathisants du Jama’at Nasr Al-Islam wal-Muslimin (JNIM, Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans) – la coalition djihadiste formée autour d’Iyad Ag-Ghali – sans fonction militaire et dont la mort peut susciter la réprobation locale et perturber les tentatives de dialogue politique. Les leaders éliminés sont par ailleurs souvent remplacés par de jeunes djihadistes plus virulents et tentés par des actions plus violentes pour affirmer leur leadership.
Le refus de la France de dialoguer avec les groupes dits djihadistes nie les réalités de terrain : des canaux de communication, directs ou non, sont d’ores et déjà établis au Niger, au Burkina Faso ou au Mali. Ces dialogues sont ardus et empreints de méfiance, mais ils peuvent progresser. Qu’on les juge opportuns ou pas, la réalité est là et la France court le risque de se retrouver du mauvais côté de l’Histoire en maintenant sa position de fermeté.
Sur le plan régional, en menant des opérations aux abords de la frontière algérienne, la France prend également le risque de s’éloigner encore davantage d’une Algérie déjà échaudée par la présence militaire française à Tessalit et par la création du G5 Sahel auquel elle n’appartient pas.
Accepter des moratoires
Ces réflexions commandent un changement de cap qui redonne l’initiative aux Etats sahéliens. Leurs partenaires internationaux, et notamment la France, qui occupe une place centrale dans le dispositif sécuritaire, doivent les laisser explorer ces pistes.
Sur le plan politique, il faut reconnaître les limites de l’accord de paix signé en 2015 et soutenir l’ouverture de processus de dialogue complémentaires, notamment dans les régions que l’accord ne prend pas en compte. Les Etats sahéliens doivent prendre la responsabilité d’ouvrir ces dialogues, y compris, s’ils le jugent utiles, avec des groupes djihadistes. La France doit comprendre que de tels dialogues, qu’ils se fassent dans un cadre national ou local, par le truchement des communautés ou de dignitaires religieux, peuvent constituer une alternative. Ces dialogues permettront de facto de circonscrire les mobilisations violentes. Ils laisseront les populations conduire leurs propres débats sur « l’extrémisme violent ».
Cette réorientation politique a d’évidentes répercussions sur le plan militaire. La France doit rompre avec la rhétorique martiale qui prévaut au Sahel. L’outil militaire doit être subordonné à un projet politique réaliste défini par les sociétés sahéliennes. Le même principe devrait conduire à accepter des moratoires sur les frappes ciblées lorsque les Etats sahéliens décident d’ouvrir des canaux de dialogue avec les groupes armés, y compris djihadistes. Une réduction de l’empreinte militaire française dans certains espaces pourrait constituer une mesure de confiance à l’endroit de l’Algérie et d’une partie des populations locales pour qui cette présence sonne comme une provocation. Ceux qui s’en offusqueraient doivent reconnaître que l’approche privilégiée jusqu’ici a, au mieux, ralenti la crise mais ne l’a pas endiguée.
Ferdaous Bouhlel, chercheur sur le Sahel ; Arthur Boutellis, International Peace Institute ; Kamissa Camara, Partners Global & Université de Harvard ; Florent Geel, Fédération internationale des droits de l’homme ; Yvan Guichaoua, Université de Kent ; Ibrahim Yahaya Ibrahim, Université de Floride ; Jean-Hervé Jezequel, International Crisis Group ; Andrew Lebovich, Université de Columbia ; Mathieu Pellerin, chercheur sur le Sahel ; Boukary Sangaré, Université de Leiden ; Aurélien Tobie, chercheur sur le Sahel ; Gilles Yabi, président du cercle de réflexion Wathi.