Chaque année, dans le cadre du salon monégasque MAGIC, des pointures de l’animation, du manga, et du jeu vidéo convergent vers le Rocher pour donner des conférences et signer des autographes.

Au cœur de cet événement célébrant avant tout la culture populaire japonaise, l’Américain Jordan Mechner, désormais établi en France, pourrait sembler presque perdu. Ce serait oublier que l’animation est au cœur de son œuvre : que ce soit dans Karateka (1984), Prince of Persia (il a créé la série en 1989 et a travaillé dessus jusqu’en 2003) ou The Last Express (1997), ses œuvres ont largement fait appel à la rotoscopie, principe consistant à dessiner par-dessus des images filmées.

Pixels a profité de l’occasion pour l’interroger sur les liens qu’entretiennent jeu vidéo, cinéma et animation.

Je suis surpris de découvrir que vous parlez parfaitement français. Justement, enfant, j’étais persuadé que Prince of Persia était un jeu français !

Jordan Mechner : Ah ! On ne m’a jamais dit ça… Mais c’est intéressant. A la même époque, il y avait aussi les jeux d’Eric Chahi [créateur français d’Another World, qui présente de grandes similarités avec Prince of Persia], de Frédérick Raynal [créateur français du très cinématographique Alone in the Dark], avec lesquels je pense qu’il y a quand même un rapport. Je connais Eric maintenant, il habite à Montpellier comme moi. Je lui ai demandé s’il connaissait Prince of Persia à l’époque et il m’a dit que non !

Par contre, il connaissait Karateka. Je pense qu’il y a un rapport culturel, que je ne peux pas expliquer. J’ai toujours été attiré par la France, j’adore les BD françaises. Même si je suis né à New York, mon père est passé par la France quand il était gosse, qu’il était réfugié. Ça vient peut-être de là…

« Karateka », premier jeu commercial de Jordan Mechner sorti en 1984. / Brøderbund Software

Ces jeux ont en commun l’influence du cinéma. Vous avez été inspiré par Akira Kurosawa, Eric Chahi par le cinéma de science-fiction et Star Wars – qui doit beaucoup aussi à Kurosawa…

C’est sûr. Dans les années 1980, il y avait relativement peu de jeux vidéo. Forcément, les influences qu’on avait jusqu’à l’âge de 12 ans, 15 ans, ce n’était pas les jeux vidéo, c’était le cinéma, la bande dessinée, l’animation. C’était naturel de les apporter dans nos jeux. Ce sont des médiums très différents, même opposés. Un film, c’est fait pour être regardé, alors qu’un jeu… c’est pour jouer.

Le point commun entre le cinéma et le jeu vidéo, et on le voit dans The Last Express, c’est l’importance de la mise en scène. Vous aviez étudié des techniques de cinéma en amont ?

Bien sûr. Pour moi c’était comme être le réalisateur d’un film, avec le casting, le scénario, le dialogue. On a tourné avec soixante acteurs en costume, j’ai pu appliquer tout ce que j’avais appris dans mes jeux précédents mais aussi à l’école de cinéma. On était à mi-chemin du film et du jeu.

« The Last Express », une grosse production cinématographique évoquant Agatha Christie. / Brøderbund

Maintenant tous les gros jeux font appel à des comédiens, mais The Last Express était un des premiers…

On a tourné carrément en film. On a fait des tests en vidéo mais c’était mieux de tourner en 16 mm, comme dans les années 1970. On a tourné en film, et on a fait la conversion en vidéo 2:1, un format qui n’existe plus ! Et puis on a créé un processus numérique automatisé pour faire de la rotoscopie sur des milliers de cases.

Un jeu avait déjà mêlé cinéma d’animation et jeu vidéo avant les vôtres, c’est Dragon’s Lair (1983). Vous y aviez joué à ce moment-là ?

J’y avais joué en arcade mais une partie coûtait deux pièces, 50 cents au lieu de 25, et elle durait quarante-cinq secondes. Et il fallait juste appuyer sur les boutons au bon moment, mémoriser… Même si c’était beau et que j’étais frappé par la qualité de l’animation de Don Bluth [ancien animateur de Disney, plus tard réalisateur de films comme Le Petit Dinosaure et la Vallée des merveilles], je préférais beaucoup jouer à Asteroids ou Pac-Man. Là, j’avais l’impression de vraiment jouer. Et en plus pour 25 centimes, la partie durait une heure.

Aujourd’hui les jeux essayent d’aller de plus en plus vers une mise en scène cinématographique. Est-ce que c’est l’avenir ?

C’est une branche. Le succès d’Uncharted 4 montre que c’est possible. J’y ai joué et j’ai aimé ça. Mais l’un de mes jeux préférés, c’est le dernier Zelda, Breath of the Wild : un jeu qui me donne vraiment l’impression de vivre une aventure, de faire des choix, de voir des choses. Les deux modèles vont continuer à exister. Je pense que même dans vingt ans les jeux de plate-forme en 2D existeront toujours, comme les opéras du XVIIIe siècle continuent d’exister malgré le cinéma et les séries.

Un autre lien entre le jeu vidéo et le cinéma, c’est les adaptations de jeux. Des films Tomb Raider, Rampage, Sonic ne vont pas tarder à sortir. Vous avez vous-même travaillé sur le film Prince of Persia, sorti en en 2010…

Oui, j’ai écrit le premier scénario.

PRINCE OF PERSIA: THE SANDS OF TIME MOVIE TRAILER
Durée : 02:31

Est-ce que c’est une bonne idée de faire du cinéma avec un jeu ?

Je pense qu’on peut faire un bon film quel que soit le matériel d’origine. Jusqu’ici il y a assez peu d’exemples de films adaptés de jeux qui marchent, mais si on regarde la BD ça a longtemps été pareil. Maintenant on vit un moment bizarre où la plupart des blockbusters hollywoodiens sont des films de superhéros. C’était inimaginable il y a vingt-cinq ans.

De temps en temps, on essayait de faire un film, comme Superman avec Christopher Reeve, mais c’était l’exception. Et c’était un peu la honte d’aller voir ça quand on était un adulte, même si les effets spéciaux étaient extraordinaires. Maintenant on commence à traduire les BD franco-belges aux Etats-Unis, tout le monde connaît les mangas… Plus personne ne se dit que les BD, c’est que pour les enfants. Ça n’a jamais été vrai, mais c’est ce qu’on pensait. Pour les jeux vidéo ce sera pareil.

Et vous pensez que les jeux vidéo pourraient être adaptés aussi facilement que les comics ?

Ce n’est jamais facile : c’est ça, la leçon qu’il faut en tirer. Il n’y a jamais de recette, et à chaque fois qu’on pense qu’il y en a une, c’est fini. Parce que le public veut voir quelque chose d’intéressant, de nouveau.

Il y a quinze ans vous avez réalisé un documentaire, Chavez Ravine

Jordan Mechner, 53 ans, vit désormais à Montpellier. / MAGIC

Oui, c’était à l’époque du jeu Prince of Persia : The Sands of Time. J’ai réalisé un court documentaire sur la communauté de Chavez Ravine à Los Angeles. C’était une communauté pas loin du centre-ville, un petit village mexicain sur une colline. Il y avait des moutons, des fermiers… Mon coloc à l’université, qui était mon meilleur ami à l’époque où je faisais Karateka, avait un père photographe. Quand je suis arrivé à Los Angeles, j’ai trouvé un livre de photos de ce village perdu, que son père avait fait en 1949.

Entre-temps le village avait été rasé, la terre avait été vendue, un stade avait été construit dessus. Ce qui m’intéressait dans cet endroit perdu, c’est l’impossibilité de revivre notre enfance. D’une certaine façon, c’est vrai pour tout le monde : quand je retourne à Chappaqua [dans l’Etat de New York] où j’ai grandi, tout a changé. Moi aussi, je suis différent. Revenir en enfance, c’est impossible…

Sauf avec les jeux vidéo !

Oui c’est ça. La nostalgie. Le film parle de la réaction des enfants de ce village perdu, qui, devenus adultes, découvraient les photos de l’époque. Ils ne savaient même pas que des photos existaient. Ils étaient bouleversés, et ça m’a touché.

Est-ce que le jeu vidéo aussi peut parler des gens, ou est-il condamné à parler de princesses, de dragons et d’armes à feu ?

Je pense qu’on peut poser la même question pour les bandes dessinées. Pour moi, la réponse est « oui », bien sûr qu’on peut parler des gens, de la société, de tout ce qui est humain !

Pourtant le jeu vidéo a encore du mal à le faire non ? Surtout les grosses productions…

Je dirais qu’au cinéma les grosses productions hollywoodiennes ont du mal à en parler aussi… C’est souvent dans les plus petites productions qu’on peut prendre des risques. Il suffit de voir les séries télé.

« Karateka » et « Prince of Persia » étaient des jeux très innovants. Quelles innovations vous intéressent aujourd’hui ? Vous parliez en conférence de la réalité virtuelle…

La réalité virtuelle et la réalité augmentée, c’est un tremblement de terre technique qui n’est pas prêt de s’arrêter. On n’en est qu’au début, et on est encore en train d’essayer de comprendre à quoi ça peut servir. Mais même aujourd’hui, il y a déjà beaucoup d’innovations. On peut prendre toutes les idées, toutes les influences, et en faire des choses nouvelles. Quoi qu’on fasse il y aura un public pour l’apprécier, même un jeune public, qui grâce à Internet a une connaissance assez profonde de ce qui s’est fait avant lui.