Seun Kuti : « Nos politiciens et nos élites économiques cannibalisent les peuples africains »
Seun Kuti : « Nos politiciens et nos élites économiques cannibalisent les peuples africains »
Propos recueillis par Joan Tilouine
Le chanteur et saxophoniste nigérian, fils du grand « Fela », sort l’opus « Black Times », et poursuit sa lutte pour une révolution africaine, tant artistique que politique.
A 35 ans, le saxophoniste et chanteur nigérian Seun Kuti est déjà une légende. Il est aussi l’un des plus talentueux héritiers de l’afrobeat, ce style musical créé par son père, le génial Fela Anikulapo Kuti, qu’il accompagnait sur scène dès l’âge de 8 ans et qui s’est éteint en août 1997. Seun a poursuivi le processus créatif en reprenant l’orchestre de « Fela », le fameux groupe Egypt 80, successeur de l’Africa 70, tout en continuant de lutter, saxophone alto à la main, pour une Afrique plus juste, plus puissante, plus fière et indépendante.
Car Seun Kuti est un militant radical, comme le fut sa grand-mère, Funmilayo Ransome-Kuti, qui s’est battue pour les droits des femmes, et son père, plusieurs fois emprisonné pour avoir dénoncé la brutalité et la corruption des pouvoirs militaires dans les années 1970 et 1980. Intransigeant et critique de la classe politique africaine tout comme de l’élite économique, Seun Kuti continue de se produire chaque semaine ou presque avec son frère, Femi, dans le temple familial de Lagos, le New Afrika Shrine, où l’entrée est gratuite pour tous et la marijuana acceptée. Une manière de perpétuer le mythe d’une famille qui continue de bouleverser le paysage culturel africain.
Avec son quatrième album intitulé Black Times (sorti le 2 mars), le cadet de la fratrie Kuti rappelle sa maîtrise de l’afrobeat, qu’il continue de renouveler, d’explorer et d’enchanter. Tout en poursuivant sa lutte pour une révolution africaine inspirée des aînés, à qui il rend hommage.
Seun Kuti, l’insurrection en héritage
Durée : 03:51
Avec ce nouvel album, vous célébrez les penseurs et acteurs des indépendances africaines. Redoutez-vous qu’ils soient oubliés par la jeune génération ?
Seun Kuti L’histoire, la pensée et les acteurs des mouvements de libération me semblent largement oubliés. Que reste-t-il des idéologies libératrices de l’Afrique dans nos livres scolaires, dans nos médias, dans nos films ? La libération de l’Afrique a été une longue lutte et une période féconde sur le plan intellectuel, dont nous devons nous inspirer aujourd’hui.
Ces grands intellectuels ont été trahis par la plupart des dirigeants post-indépendance, qui ont saboté notre héritage. J’ai souhaité rappeler ce pan de notre histoire en musique. A ma manière, je souhaite interpeller les consciences des jeunes Africains et contrer le récit de cette nouvelle élite africaine responsable, selon moi, de notre appauvrissement intellectuel et qui ne veut surtout pas comprendre et diffuser le vrai message de la libération africaine.
Vous chantez « Lift up to be free », « se soulever pour être libre ». A quel soulèvement faites-vous allusion ?
Je ne pense pas à des manifestations. Je pense que nous, Africains du peuple, devons nous organiser, nous stimuler pour agir. Il nous faut relire nos aînés, comme l’historien sénégalais Cheikh Anta Diop, qui a démontré scientifiquement combien l’Afrique subsaharienne a contribué à la civilisation mondiale. Il faut relire les panafricanistes tels que l’Afro-Américain Amos N. Wilson, le Ghanéen Kwame Nkrumah [premier président du Ghana], tirer des leçons de la vie de Patrice Lumumba [premier chef de gouvernement du Congo-Kinshasa, assassiné le 17 janvier 1961] et d’autres pionniers.
Il ne s’agit plus forcément de protester mais de s’élever par la pensée, par l’éducation, pour aller au-delà d’un récit colonialiste toujours en vigueur. Par exemple, on m’enseignait à l’école que l’explorateur [écossais du début du XIXe siècle] Mungo Park a découvert le fleuve Niger chez moi. Comme si mes ancêtres qui y vivaient étaient trop stupides pour constater l’existence d’une rivière !
Pochette du dernier album de Seun Kuti intitulé Black Times, sorti en mars 2018.
Quelles personnalités politiques contemporaines du continent vous inspirent ?
Julius Malema, le leader des Combattants pour la liberté économique (EFF), en Afrique du Sud. Son combat me semble le bon. Il m’intéresse plus que le nouveau président sud-africain, Cyril Ramaphosa, adulé par l’élite africaine, car il est l’un des leurs, un homme d’affaires prospère et individualiste. Il y a beaucoup d’autres Julius Malema qu’on ne connaît pas en Afrique, car ils n’ont pas d’exposition médiatique. Mais j’ai envie de croire à une nouvelle génération d’acteurs politiques au service de leur peuple.
Vous êtes très critique, mais ne pensez-vous pas que le succès de votre compatriote Aliko Dangote, l’homme le plus riche d’Afrique, inspire une partie de la jeunesse et fait plus rêver que Kwame Nkrumah ?
C’est en effet une tendance urbaine. L’agenda ultralibéral qui est mis en œuvre en Afrique ne rencontre pas beaucoup de résistance, alors il avance. Et l’élite africaine accumule des richesses, s’offre des jets privés, des palais à Londres, à Dubaï, à Paris ou au Cap. Ce qui peut faire rêver sur un continent où la grande majorité des jeunes survivent.
On retrouve ces nantis parlant au nom de l’Afrique lors de sommets et conférences. Mais que font-ils vraiment pour les Africains ? Aliko Dangote et ses amis milliardaires sont validés, autorisés, encouragés par les différentes institutions d’influence politique, économique, religieuse… Mais ces oligarques africains, portés au pinacle par la presse occidentale, ne construisent pas grand-chose pour leur pays. Ils défendent d’abord leurs intérêts et s’assurent du soutien de leurs chefs d’Etat respectifs, qui les aident et leur donnent le droit de s’enrichir en exploitant des ressources naturelles.
Le changement peut-il aussi venir du secteur privé en Afrique ?
Lorsque le président nigérian, Muhammadu Buhari, donne le droit à un milliardaire d’exploiter du pétrole ou de construire une usine qui produira des denrées désormais interdites à l’importation, il le fait au nom des Nigérians. Mais qu’avons-nous en échange ?
Aliko Dangote a une fortune estimée à 14 milliards de dollars [plus de 11 milliards d’euros], mais à quoi cela sert-il si son peuple vit dans la misère ? Lorsqu’il daigne partager des miettes de sa fortune pour des œuvres philanthropiques, tout le monde le remercie et le félicite. Mais la grande majorité des Nigérians souffre. Et ces oligarques profitent de notre confiance confisquée par leur ami au pouvoir. Ils en abusent pour s’accaparer nos richesses.
Cette élite présentée comme la réussite de l’Afrique est, pour moi, l’incarnation de l’échec, de l’égoïsme et de la perte d’identité africaine. Car elle a démontré son incapacité à transformer les sociétés. On a besoin d’éducation, de centres de soins, de logements… Ils ont des milliards et les gardent pour eux.
Femi (à gauche) et Seun Kuti, à Lagos, lors de l’ouverture du musée dédié à Fela Kuti, leur père, en octobre 2012. / PIUS UTOMI EKPEI / AFP
Pouvez-vous préciser votre théorie de « la chèvre et la patate douce », titre qui figure sur votre dernier album ?
L’ancien président du Nigeria, Goodluck Jonathan [2010-2015], avait lui-même utilisé cette métaphore pour répondre aux critiques ciblant son gouvernement corrompu. Selon lui, les politiciens étaient comme des chèvres qui se trouvaient trop près des patates douces, qu’ils ne pouvaient s’empêcher de manger. Là, je me suis dit que ce président titulaire d’un doctorat [de zoologie] était taré. Ça m’a inspiré cette idée que le peuple est contraint à brouter l’herbe laissée par les politiciens qui, eux, se goinfrent de patate douce et dévorent même la vie des gens en détournant l’argent censé servir à construire des hôpitaux ou des écoles. C’est une sorte de cannibalisme économique.
Vous avez composé votre album à Lagos. Votre ville natale est parfois réduite au statut de capitale de l’afro-capitalisme, où l’étalage de la richesse dans des quartiers comme Victoria Island est la norme. Quel est votre rapport à Lagos ?
Je ne vais que très rarement à Victoria Island, car ce que vous décrivez est tout ce que je déteste et dénonce. Il y a comme un mur mental créé et rehaussé par une élite souvent corrompue. Lagos est ma ville, ma maison. Je vis toujours au milieu des miens, à cinq minutes de là où j’ai grandi, dans le quartier populaire d’Ikeja. Je ne crois pas dans le luxe, je n’ai pas besoin de Gucci, de palais, de yachts et de jets privés. Au matérialisme, je préfère la simplicité des gens de mon quartier dont je m’entoure car ils m’aident à capter l’énergie nécessaire à ma création.
Quel regard portez-vous sur les stars de l’afropop telles que Wizkid et Davido, qui remplissent des stades partout en Afrique, célèbrent votre père et dont les tubes s’exportent dans le monde ?
Ils prônent un mode de vie ultracapitaliste. Ce sont des jeunes frères nigérians qui ont percé en faisant de la musique pop africaine. C’est un peu comme l’industrie cinématographique de Nollywood : on en parle beaucoup mais finalement il n’y a pas une seule production qui a connu un succès global. L’afropop est un business dont on se félicite au Nigeria, mais pour le moment, il n’y a pas vraiment eu de tube international.
En 2017, le titre « Come closer », du Canadien Drake et du Nigérian Wizkid, a pourtant connu un succès planétaire…
Ça, c’est le tube du Canadien Drake ! Le problème de ces jeunes stars de l’afropop, c’est qu’elles n’ont finalement aucun message à exprimer. Ils chantent l’argent, les vêtements et les voitures de luxe, les jolies filles charmées grâce à des liasses de dollars… L’élite du Nigeria mise d’ailleurs des milliards de nairas sur ces jeunes car ils peuvent faire vendre des produits. C’est un business rentable.
Des fans tiennent une photo du roi de l’afrobeat, Fela Kuti, à Lagos, en octobre 2012. / Akintunde Akinleye / REUTERS
A défaut de voir un film de Nollywood séduire un public mondial, le film « Black Panther » semble parti pour battre des records. Avez-vous ressenti ce sentiment de « fierté africaine » en le voyant ?
Je suis noir chaque jour et je n’ai pas besoin de Hollywood pour être fier de mon africanité. Cet engouement m’amuse et m’exaspère. C’est comme Halloween, avec des riches Africains qui vont se déguiser en costumes traditionnels pour aller voir ce blockbuster. Le temps d’un film, ils se sentent soudainement fiers d’êtres noirs et idéalisent ce paradis africain 2.0 pour oublier la réalité. Je trouve ça un peu ridicule.
En dehors du Nigeria, vous êtes finalement plus connu en Occident qu’en Afrique, où votre dernière tournée remonte à 2009. N’est-ce pas paradoxal ?
C’est vrai que je fais plus de concerts en Europe qu’en Afrique, où il est parfois difficile de trouver des partenaires. Mais mon succès en Occident, je l’utilise d’abord pour ma communauté, ce qui est le plus important pour moi, et pour diffuser mon message, qui ne change pas en fonction de l’audience. Je crois dans le pouvoir de l’art qui n’a pas de frontières.