La République démocratique du Congo face à ses « spectres errants »
La République démocratique du Congo face à ses « spectres errants »
Par Karine Ramondy
La plupart des anciens leaders politiques congolais sont privés de sépulture décente sur leur terre natale, remarque l’historienne Karine Ramondy.
Cela fait plus d’un an qu’Etienne Tshisekedi est mort en Belgique, et son corps n’a toujours pas été rapatrié en République démocratique du Congo (RDC). Celui qui faisait figure d’opposant depuis plus de quarante ans a été et demeure populaire en RDC, il est le « Sphinx de Limete », l’un des artisans des accords de la Saint-Sylvestre, en décembre 2016, qui aurait pu sortir le pays de l’impasse politique dans lequel il se trouve actuellement.
Force est de constater que les autorités politiques congolaises ont, depuis plusieurs générations, un problème avec le corps des leaders politiques de leur pays. Pourquoi un tel acharnement à ne pas offrir à ceux qui ont combattu pour leurs idées politiques une sépulture décente sur leur terre natale ?
Un lien direct entre le corps et le pouvoir
Aucun des corps des principaux leaders après les indépendances n’a bénéficié des rites qui permettent, dans la tradition africaine, la mise en route du mort vers le village des ancêtres. Et pourtant, la mort d’un adulte protecteur, a fortiori charismatique, est perçue comme une perte grave qui bouleverse l’équilibre des survivants.
De plus, en Afrique centrale, les populations perçoivent un lien direct entre le corps et le pouvoir, le corps étant le lieu privilégié de la puissance qui transcende la mort et le démembrement. Là où la langue française est pauvre et convoque toujours le corps, ou au mieux le cadavre, les langues bantoues ont de multiples termes. Par exemple, en lingala, « nzoto » pour le corps vivant, « ebembe » pour le cadavre, qui devient « lilaka » en tant qu’ancêtre.
Des talents spéciaux venus du « monde des esprits » sont présents dans le ventre, en tant que substance magique. Cette substance existe en tous, mais sa taille et sa force grandissent en fonction des compétences de la personne. Les plus forts peuvent la dominer et la façonner à leur bénéfice mais aussi pour le bien commun : c’est ce que font les « grands hommes ».
Cette entité décrite souvent comme un petit animal n’est pas attachée à une personne : elle peut entrer dans un corps ou le quitter, survivre à la mort et migrer du cadavre, c’est alors que les spécialistes la capturent sur les tombes des défunts. Le traitement des corps des leaders était donc, d’un point de vue endogène, très important.
Patrice Lumumba, dissous dans la soude
Il y a eu ceux qui ont été assassinés comme Patrice Lumumba, premier ministre de la jeune République du Congo, dont le corps a été dissous dans la soude en janvier 1961 ; Pierre Mulele, l’artisan de la résistance « Simba » face aux pouvoirs de transition qui conduisent à la prise de pouvoir par Mobutu, dont le corps aurait été découpé et jeté dans le fleuve Congo, le 2 octobre 1968.
Il n’existe aucune sépulture, aucun lieu de recueillement pour les proches et ceux qui voudraient rendre hommage à ces hommes de courage. Alors que les « premières funérailles » reposent sur la gestion du cadavre, objet inanimé dont l’identité est encore néanmoins présente, il est perçu comme dangereux et polluant et doit être ritualisé. Ainsi, la toilette mortuaire doit être faite par les femmes les plus âgées et à l’abri des regards. Le corps doit aussi être maquillé avant d’être exposé à la communauté.
Ces rites propitiatoires répandus selon un modèle relativement uniforme en Afrique subsaharienne, mis en place pour s’attirer les bonnes grâces des défunts, relèvent de la mise en place du culte des ancêtres. Sans cette cérémonie, les liens entre les morts et les vivants sont brisés, ainsi que toute possibilité de réincarnation, réactualisation dans un nouveau-né ou résurrection pour les chrétiens africains.
Viennent ensuite « les secondes funérailles », qui permettent de normaliser les relations entre les morts et les vivants et sont jouées dans la célébration et la joie. Les défunts devenus ancêtres protègent les vivants et leur apportent bonheur et prospérité ; a contrario, ils peuvent aussi les punir en leur infligeant malheurs et maladies. Ils ne cessent de transmettre des messages, notamment à travers les rêves, dont la teneur sert à rappeler les règles de la tradition que les vivants doivent respecter.
S’ils se sentent négligés, les ancêtres hantent les vivants, ils peuvent même les « posséder » en faisant irruption dans leur corps. Refuser aux proches des leaders assassinés les rites sur leurs corps ainsi qu’une sépulture décente sur la terre de leurs ancêtres revient à rompre l’harmonie et le cercle de la vie, à placer les descendants sous l’œil de « spectres errants ».
Tshombé enterré en Belgique, Mobutu au Maroc
Dans une perspective nationale et historique, il y a aussi les corps des leaders qui ont joué le jeu des grandes puissances et des grandes sociétés minières ou diamantifères, comme Moïse Tshombé, leader de la sécession au Katanga dès juillet 1961, mort en exil et enterré en toute discrétion au cimetière d’Etterbeek en Belgique. Ou encore celui de Mobutu, qui a régné sur la RDC de 1965 à 1997, et dont le mausolée se trouve au cimetière européen de Rabat, au Maroc.
Depuis plusieurs années, le gouvernement congolais promet aux familles de rapatrier les corps de ces hommes – en vain. Même s’ils n’incarnent pas les heures les plus glorieuses de l’histoire du Congo, ils en sont des figures nationales. Finalement, depuis les indépendances, aucun des hommes qui ont marqué la vie politique n’a pu trouver de repos sur sa terre natale, si ce n’est deux exceptions : Joseph Kasa-Vubu (mort en 1969) et Laurent-Désiré Kabila (assassiné en 2001).
Joseph Kasa-Vubu, premier président congolais, est enterré à Singini, dans le Bas-Congo. Son mausolée a été réalisé en 2006, trente-sept ans après sa mort, avec de chaque côté de l’entrée principale un escargot transpercé d’une épée, symbole du pouvoir détenu par le parti du défunt (Abako). Laurent-Désiré Kabila, opposant historique vainqueur de la rébellion contre Mobutu, repose en son mausolée érigé devant le palais de la Nation juste un an après sa mort, le 16 janvier 2001.
Point commun à ces deux exceptions : Joseph Kabila, le président le RDC – qui ne l’est plus officiellement depuis le 19 décembre 2016 – a autorisé ces deux constructions à des fins politiques et mémorielles. Il s’agissait de renforcer son ancrage à la présidence en s’inscrivant dans le sillage de Kasa-Vubu, en faisant mine d’oublier que l’homme-phare de la décolonisation reste Patrice Lumumba, et de renforcer sa filiation avec feu Laurent-Désiré Kabila. Joseph Kasa-Vubu et Kabila père seraient donc les deux références autorisées et mobilisables du président actuel.
De timides réhabilitations
Le problème avec les morts, c’est que plus vous voulez les faire disparaître, plus ils occupent l’espace et le temps comme des spectres errants qui n’ont pas trouvé le repos : des immobilités problématiques. Pour certains Africains, les malheurs que connaît la RDC s’expliquent par l’outrage fait à certains pères de la nation.
De timides réhabilitations sont visibles par le biais de l’érection de statues, comme celle de Patrice Lumumba en 2001 dans le quartier de Limete, sur une place où la circulation est si dense qu’il est périlleux pour tout piéton d’y accéder. Ou encore cette avenue rebaptisée dans Kinshasa au nom de Pierre Mulele en 2002, mais qui dans la pratique quotidienne des Kinois reste l’avenue du « 24 » (24 novembre, en mémoire du coup d’Etat de Mobutu survenu en ce jour de 1965), une grande artère passant devant le camp Kokolo, où Mulele fut torturé et massacré.
L’exécutif en RDC, toujours en quête de légitimité, se sent constamment menacé, même par les leaders morts avec lesquels il peine à rivaliser. Les responsables politiques ne peuvent pas continuer à enfouir la mémoire des pères de la nation, leur histoire, et prôner la sélection mémorielle en fonction de leurs propres intérêts. Les Congolais ont besoin de commémorer et de construire ensemble leur nation pour un avenir dans la paix à laquelle ils ont, comme tout à chacun, droit.
Karine Ramondy est docteure en histoire à l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne.
Cet article a d’abord été publié sur le site The Conversation.