« La Belle et la Belle » : Margaux et son double font bégayer l’amour
« La Belle et la Belle » : Margaux et son double font bégayer l’amour
Par Mathieu Macheret
Sophie Fillières mêle la comédie sentimentale et le fantastique.
Sandrine Kiberlain et Agathe Bonitzer, deux versions de la même Margaux. / CLAIRE NICOL / CHRISTMAS IN JULY
Le dernier film en date de Sophie Fillières – Gentille (2005), Arrête ou je continue (2014) –, la réalisatrice la plus farfelue du cinéma français, s’ouvre sur un couac temporel digne d’un Francis Ford Coppola période Peggy Sue s’est mariée (1986). Lors d’une soirée à Paris, Margaux (Agathe Bonitzer) fait la rencontre de Margaux (Sandrine Kiberlain). Quelques mots leur font comprendre qu’elles ne sont qu’une seule et même personne à deux âges différents.
L’une se lance un peu maladroitement dans la vie, tandis que l’autre sait très bien ce que celle-ci lui réserve. Les souvenirs et les aspirations, les amis d’hier et les connaissances d’aujourd’hui se reflètent à distance dans les regards croisés de l’une et de l’autre. Le lendemain, elles se retrouvent dans le même train en direction de Lyon.
L’idée, assez géniale, fait d’entrée de jeu sauter le verrou du réalisme propre au cinéma français, et entraîne la comédie sentimentale hors de son orbite. Passé la surprise initiale, Sophie Fillières prend le parti (peut-être encore plus fou) de ne pas exploiter son argument de départ. Sans explorer tous les paradoxes temporels qui semblaient en découler, elle poursuit sur sa lancée sentimentale, comme si de rien n’était. Arrivées à Lyon, les deux Margaux tombent en même temps amoureuses du même homme, en la personne de Marc (Melvil Poupaud). A ceci près que la petite vit ce que la grande a déjà vécu.
Déraillements du langage
La relation amoureuse est alors cernée de part et d’autre de sa trajectoire par la conscience double des Margaux. Son commencement communique ainsi avec sa fin. Ce faisant, Sophie Fillières déjoue le risque du film-concept, prisonnier d’un pitch tapageur, pour plonger au cœur de ce que le sentiment amoureux a d’à la fois toujours nouveau et de toujours déjà joué.
Reste que le film a des airs de promesse non tenue. Mais son projet et son véritable intérêt se situent peut-être ailleurs. Le bégaiement du temps ici postulé correspond en mode mineur aux bégaiements de la langue, ces drôles d’expressions dont les déraillements secrets jalonnent notre existence.
"La Belle Et La Belle" par Sophie Fillières (Co-po France 3)
Durée : 01:58
Sophie Fillières prête ainsi une attention malicieuse et délectable à tout ce que nos propos ont de drolatique, de cocasse, d’incongru. De la copine qui ponctue toutes ses phrases par « genre » ou « trop pas », aux dérapages verbaux extravagants de la grande Margaux, le langage est le premier vecteur d’incongruité, la nasse dans laquelle nos sentiments, nos émotions et peut-être même toute notre existence, sont pris et trébuchent. C’est lui, en tout cas, qui donne aux choses un air de déjà-vu, nous rappelant que nos expériences ont déjà été vécues. Ou tout du moins « nommées ».
Film français de Sophie Fillières. Avec Sandrine Kiberlain, Agathe Bonitzer, Melvil Poupaud, Lucie Desclozeaux, Laurent Bateau (1 h 35).