Depuis quelques mois, un terme fait florès dans les médias américains pour désigner les grandes entreprises technologiques de la Silicon Valley : on évoque désormais les « Big Tech », comme on parle des « Big Oil » ou des « Big Tobacco ». Les fleurons du capitalisme américain du XXIe siècle seraient donc devenus une industrie néfaste appelant une régulation musclée ?

On n’en est peut-être pas là, mais depuis des mois les critiques pleuvent sur les grands groupes de la Silicon Valley, accusés de favoriser le déferlement des « fake news », de faciliter les opérations de propagande étrangère, de dévorer notre temps de cerveau, de radicaliser la jeunesse ou d’ouvrir les vannes à un flot d’insultes racistes et sexistes. Au South by Southwest (SXSW), qui chaque année réunit à Austin, au Texas, des dizaines de milliers d’experts des nouvelles technologies, le changement d’atmosphère est palpable. Il y a encore quelques années, on y venait pour s’enthousiasmer des potentialités infinies de la technologie et pour voir éclore les applications innovantes de demain. C’est encore le cas, mais les limites, les erreurs et les impacts néfastes de ces grandes entreprises ont désormais aussi leur place dans ce festival emblématique.

La crainte de l’ingérence

Le traumatisme est encore frais : plusieurs experts ont pris la parole pendant le SXSW pour dénoncer l’attentisme, voire la passivité, des réseaux sociaux, et en particulier Facebook, face aux tentatives d’ingérence russe dans la présidentielle américaine. Washington accuse en effet le Kremlin d’avoir piloté une campagne de propagande par le biais des messages postés sur les réseaux sociaux, qui ont atteint plusieurs dizaines de millions d’Américains.

Pour le sénateur démocrate Mark Warner, qui a longuement auditionné les grands réseaux sociaux, il s’agit ni plus ni moins que d’une « militarisation de l’information ». « J’ai longtemps été très admiratif des géants américains de la technologie, mais nous en avons maintenant vu la face sombre. Cette utilisation des réseaux sociaux est sans précédent », a-t-il lancé lors d’une table ronde à ce sujet.

« Ce sont les entreprises les plus innovantes qui ont jamais existé dans notre pays […] Elles peuvent résoudre ces problèmes, elles sont incroyablement innovantes. Mais beaucoup de cadres de la Silicon Valley refusent encore de penser que leurs technologies ont été utilisées par un Etat étranger », a accusé Molly McKew, ancienne experte auprès de l’ancien président géorgien Mikheïl Saakachvili et experte en questions de propagande. Même diagnostic du côté de Clint Watts, chercheur pour le Foreign Policy Research Institute et ancien agent du FBI. « Je ne comprends pas les gens de la Silicon Valley qui voient ce qu’il se passe depuis deux ans et qui se disent que cela va passer, qu’il faut attendre », a-t-il accusé.

Les réseaux sociaux pris au piège des « fake news »

La question de la dissémination sur les réseaux sociaux, comme Facebook, Twitter ou YouTube de fausses informations de natures diverses a également été évoquée à plusieurs reprises.

La présidente-directrice générale de YouTube, Susan Wojcicki, a justement profité du SXSW pour annoncer une mesure pour lutter contre un certain type de fausses informations, le conspirationnisme. Dans les prochains moins, aux côtés de certaines vidéos promouvant des théories du complot apparaîtront des extraits de pages Wikipédia correspondantes.

« Les plates-formes ont beau essayer de lutter, cela va être compliqué, notamment pour Twitter et Facebook dont le business repose sur le fait que les gens partagent des contenus », explique, un brin résigné, David Mikkelson, un des vétérans de la vérification des faits sur Internet. Snopes, son site Internet de « fact-checking » a été créé en… 1994.

Invité à réagir sur le sujet lors d’une autre table ronde, Andy O’Connell, un des responsables des politiques publiques de Facebook, a estimé que ce n’était pas un problème, que le réseau social pouvait « résoudre seul », tout en reconnaissant la « responsabilité » de son entreprise de « faire partie de la solution, et non du problème ». Il a rappelé les initiatives lancées par le réseau social pour combattre ce phénomène de fausses informations, notamment la lutte contre « les incitations économiques ». Facebook, assure M. O’Connell, tente de diminuer la portée des contenus mensongers publiés à des fins mercantiles — pour attirer des visiteurs et donc vendre de la publicité —, notamment en détectant grâce à l’intelligence artificielle les contenus uniquement destinés à ces fins.

Vers plus de responsabilité ?

Plus généralement, il est de plus en plus courant, dans le milieu des nouvelles technologies, de voir se poser la question de la responsabilité des grandes plates-formes ; une notion très étrangère à ce milieu jusqu’à une date récente.

« Nous cherchons à intégrer […] une forme de responsabilité dans notre système de recommandation » de vidéos, a par exemple expliqué Susan Wojcicki, la puissante PDG de YouTube. Pour la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, il est temps que les développeurs se dotent d’un code éthique. « Nous autres développeurs, surtout ceux qui travaillent sur des systèmes qui affectent un grand nombre de gens, devons être conscients des conséquences de ce que l’on construit », a-t-elle lancé lors du festival.

« Quand nous avons construit Twitter, nous ne pensions pas à tout ça », a expliqué lors d’une conférence Evan Williams, un des cofondateurs du réseau social, cité par le site spécialisé The Verge :

« Nous avons mis en place l’architecture de base sans prendre en compte les comportements nocifs. Et maintenant nous y sommes confrontés. »

La pression vient aussi de l’extérieur. Ainsi, le maire de Londres, Sadiq Khan, au sujet du racisme en ligne, a estimé qu’« aucune entreprise ni industrie ne devrait jamais se considérer au-dessus des lois locales » :

« Avec les compétences et les moyens que ces entreprises ont à leur disposition, je pense qu’il est possible d’aller plus loin et plus vite. »

Pour résoudre ces problèmes, beaucoup veulent encore croire à la collaboration entre gouvernement et grandes entreprises d’Internet. Aux Etats-Unis du moins. « Nous allons avoir besoin de leur coopération parce que si on laisse ça à Washington, on va probablement semer la pagaille », a par exemple affirmé Mark Warner. Car en filigrane de ces critiques croissantes, se trouve la possibilité — presque un gros mot dans ce secteur — de davantage de régulation de ces entreprises technologiques. Comme, avant elle, les « Big Tobacco » et les « Big Oil ».