Gregg Mayles, le pirate des mers du jeu vidéo
Gregg Mayles, le pirate des mers du jeu vidéo
Par William Audureau
De « Donkey Kong Country » au récent « Sea of Thieves », parcours d’un ancien cancre qui a donné vie à ses rêveries.
Gregg Mayles est un homme pas comme les autres. Est-ce parce qu’il est britannique, obsédé par les pirates, ou directeur créatif et vétéran d’un studio de jeu vidéo mythique, Rare (Donkey Kong Country, GoldenEye, Perfect Dark) ? A moins que ce soit juste son petit grain à lui…
Voyez donc : Gregg Mayles est capable de faire de l’humour et de l’autodérision sur LinkedIn – le réseau social le plus premier degré qui soit. A l’école, y explique-t-il, « je trouvais que les cours ennuyeux et les périodes de révision étaient très utiles pour rêvasser et imaginer des trucs. J’ai eu de la chance, j’en ai fait mon métier. » Et de fait, dans le classique Banjo-Kazooie (1998), il était crédité au générique comme « chef des idées ».
Clins d’œil permanents à la flibusterie
Gregg Mayles a une obsession : les pirates. Mardi 20 mars, il a lancé sa dernière production, Sea of Thieves, sur Xbox One et PC, un authentique jeu de flibuste invitant plusieurs joueurs à embarquer dans le même navire.
Pourtant, comme le révèle un document de 2014 décrivant le concept initial du projet, il n’était au départ question que de faire émerger des histoires en poussant les utilisateurs à collaborer, sans thème assigné. « Dans quel monde allions-nous plonger les joueurs ? Nous avions plein d’idées différentes sur le mur, mais dès que nous y avons placé celle des pirates, c’était la bonne », explique-t-il à US Gamer.
Bande annonce de lancement de Sea Of Thieves
Durée : 01:21
Il ne cache pas sa satisfaction. Sur Twitter, Gregg Mayles pose un bandana sur les cheveux, avec plusieurs galions en arrière-plan. Sur Facebook, sa photo de profil est celle de Captain Blackeye, tricorne noir et pinte de bière à la main, un personnage secondaire d’un classique de 2000 qu’il a supervisé, Banjo-Tooie. « Un jour, je ferais peut-être un jeu qui n’a aucun lien de quelque sorte que ce soit avec la piraterie », promet-il sur Twitter en se moquant de lui.
Assis (et parfois debout)
D’où lui vient cet amour de la flibuste ? Peut-être du jeu Super Mario Bros. 3, dans lequel le héros de Nintendo explore pour la première fois des navires boucaniers volants, en 1988. « J’étais tellement captivé par Mario 3, à tellement point que j’ai laissé une NES constamment en marche pendant plusieurs jours jusqu’à l’avoir terminé », relatait-il au Monde en 2016, via Twitter. Le jeu reste pour lui un travail d’orfèvre inégalé.
Super Mario Bros 3 : World 1-Airship Walkthrough
Durée : 01:51
Gregg Mayles est alors un jeunot. Dans la foulée, il débute le jeu vidéo en autodidacte, en 1989, à 18 ans. Depuis, il décrit sur LinkedIn sa carrière comme un éternel contact entre son fessier et une chaise. Ses débuts comme testeur, jusqu’en 1991 ? « Assis pendant des heures et des heures à essayer de trouver des trucs qui n’allaient pas dans nos jeux », explique-t-il.
Sa période dorée, de 1991 à 2002, quand Rare est le plus prestigieux des partenaires de Nintendo, celui qui signe des chefs-d’œuvre comme Donkey Kong Country (1994), GoldenEye 007 (1997) et Banjo-Kazooie ? « Assis (et parfois debout) pendant des heures et des heures à essayer de rendre nos jeux aussi agréables que possible. » A l’entendre, rien ne semble moins aventureux que son quotidien. Et pourtant. Au cours de sa carrière, Gregg Mayles a dû livrer quelques batailles.
Expliquer le sarcasme à Nintendo
Lorsque le projet Donkey Kong Country débute, Rare est pour Nintendo un partenaire apprécié pour ses compétences technologiques en 3D et images de synthèse. Ce à quoi la firme japonaise n’est pas encore préparée, c’est à ses revendications créatives, qui demandent un certain temps d’adaptation culturelle, comme le raconte Gregg Mayles à Pixels :
« Nous voulions un jeu fun et bourré d’humour. Je me souviens avoir essayé d’expliquer à Nintendo ce que c’était que le sarcasme et l’autodérision, le genre d’humour pour lequel la Grande-Bretagne est connue. »
Il prend notamment un malin plaisir à écrire les dialogues de Cranky, le papy gorille inventé pour les besoins de l’histoire. Mais c’est surtout dans l’univers des ennemis du jeu, des crocodiles pirates bipèdes dirigés par l’infâme King K. Rool, et dessinés par son petit frère Steve Mayles, que se retrouve le plus ce goût de la flibuste, que sa suite poussera encore plus loin.
Donkey Kong Country Final Boss: King K. Rool
Durée : 02:41
Donkey Kong Country 2, Donkey Kong Country 3, Banjo-Kazooie, Donkey Kong 64, Banjo-Tooie, Conker’s Bad Fur Day… Gregg Mayles dirige dès lors chacun des jeux de plateforme que Rare développe pour Nintendo. Parfois, ceux-ci semblent faire doublon avec Super Mario, Kirby, Wario et compagnie. Mais ils se démarquent à chaque fois par leur univers plus exotique, imprégné de l’imagerie des romans d’aventure de la fin du XIXe siècle.
« Nous avons eu des personnages de pirates dans presque chaque jeu sur lequel nous avons travaillé, c’est vrai… », sourit son petit frère Steve Mayles, qui ne se souvient pourtant d’aucune fascination d’enfance. Derrière ce motif récurrent, il voit surtout l’influence du mentor de Gregg Mayles, Tim Stamper, le fondateur et dirigeant de la fantasque boîte britannique. « Tim adorait la navigation et les pirates, et Tim et Gregg ont travaillé ensemble de manière très proche pendant des années. Ils étaient obsédés ! »
Dans les années 1990, se souvient-il, l’une de leurs envies folles était déjà de faire un jeu de sur le sujet :
« Après avoir mis un bon thème pirate dans “Donkey Kong Country 2”, nous avons travaillé sur le projet “Dream”, un jeu d’aventure entièrement dédié aux pirates, mais il était trop ambitieux pour l’époque, a été annulé, et est devenu “Banjo-Kazooie”. Mais les pirates continuaient à se glisser dans les jeux : Captain Bubbler, Zombie Pirate dans “Grabbed by the Ghoulies”, etc. Comment ne pas les aimer ? »
Une chanson dédiée dans « Sea of Thieves »
Gregg Mayles n’est toutefois pas enfermé dans un imaginaire. Pour Viva Piñata, un jeu de gestion loufoque sorti en 2006 sur Xbox 360, il emprunte à la tradition mexicaine de boîtes à bonbons sous forme d’animaux en papier bariolés. « On est juste tombé dessus quand nous cherchions un style visuel qui nous distingue. Le jeu était en projet depuis un bout de temps et les idées étaient prêtes, mais nous avions juste besoin d’un look immanquable », expliquait-il à l’époque au Guardian. Et que dire de la série de jeux sportifs Kinect Sports, qui fut en 2010 la réponse de Microsoft à Wii Sports de Nintendo ?
Sea of Thieves, exigeant et atypique exercice collaboratif de piraterie, signe sinon l’aboutissement de trente ans de carrière, du moins le concentré le plus pur de l’univers dans lequel Gregg Mayles a si souvent aimé baigner, disséminant sa passion à coups de facétieux clins d’œil. Robin Beanland, compositeur de la musique de Sea of Thieves, lui a même dédié une chanson présente dans l’aventure, Grogg Mayles.
E3 2016: "Grogg Mayles" Sea of Thieves Live Performance
Durée : 02:19
Son travail depuis le rachat de Rare, en 2002, par Microsoft, le « chef des idées » de Rare le décrit toujours de la même façon : « Continuer à être assis (et parfois debout). » Cela fait bientôt trente ans, mais assis (et parfois debout), Gregg Mayles continue d’arpenter les sept mers.