« Frost » : les amants du dégel
« Frost » : les amants du dégel
Par Isabelle Regnier
De Vilnius au conflit du Donbass, le cinéaste lituanien Sharunas Bartas retrouve la grâce.
Il fut un temps, à la fin des années 1990, où la seule évocation du nom Sharunas Bartas suscitait chez certains cinéphiles une ferveur quasi religieuse. Peu vus mais largement commentés, les cinq longs-métrages qu’il avait réalisés dans les décombres de l’empire soviétique (Trois jours, 1991, Corridor, 1994, Few of Us, 1996, The House, 1997, Freedom, 2000) lui avaient valu la reconnaissance de ses pairs – Jean-Luc Godard et Leos Carax en tête – et de la critique la plus avertie.
Hiératiques et désespérés, émotionnellement intenses, plastiquement renversants, ces films désignaient cet enfant du « dégel », né à Vilnius en 1964, comme le dernier dépositaire de la grande tradition du cinéma soviétique – et comme le fils spirituel d’Andreï Tarkovski. Un poète prophète dont le regard de glace annonçait des heures sombres, et dont on racontait qu’il fédérait autour de lui, dans un studio artisanal niché dans la forêt, un clan de collaborateurs dévoués prêts à le suivre au bout du monde. Les années 2000 furent plus erratiques. Coproduit par des Européens, en prise avec les formes plus conventionnelles du polar et du road-movie, Seven Invisible Men (2005) et Indigènes d’Eurasie (2010) sont des films moins pleins, plus heurtés. Ponctués de moments de grâce, ils témoignent d’une difficulté de l’auteur à fondre sa vision dans la linéarité de ces canevas exogènes.
Road-movie sur fond de guerre
Si l’on a pu douter du bien-fondé de ce changement de cap, Bartas, lui, s’est obstiné, et Frost lui donne enfin raison. Présenté en 2017, à Cannes, à la Quinzaine des réalisateurs, ce road-movie sur fond de guerre du Donbass vous saisit dès le début pour ne plus vous lâcher. Il vous aimante aux visages bouleversants de ses personnages, aux formes abstraites de la route qui défile, aux traces des néons rouges et bleus, des arbres morts dans les paysages enneigés.
Que ce film arrive après Peace to Us in Our Dreams (2015), fragile écrin dédié à la mémoire de l’ancienne compagne et muse de l’auteur, l’actrice et poétesse Katerina Golubeva (morte en 2011), n’est sans doute pas un hasard. Malgré son titre givré, malgré un pessimisme sans concession que l’état du monde en général, et le postsoviétique en particulier, offrent peu de raison de railler, Frost a des airs de retour à la vie. Illuminé par la beauté de ses acteurs, Andrzej Chyra et Lyja Maknaviciute, il suit le périple des deux jeunes amants qu’ils interprètent, dont les sentiments sont mis à l’épreuve du chaos du monde.
D’Andreï et Inga, on ne sait rien sinon qu’ils vivent ensemble à Vilnius dans un petit appartement, partageant ce qui ressemble à une forme très contemporaine de précarité. Et qu’un soir, Andreï se voit proposer de transporter un chargement d’aide humanitaire jusqu’en Ukraine, où la guerre civile fait rage entre nationalistes et séparatistes prorusses. Le jeune homme pose quelques questions sur les risques de l’opération, la nature du chargement, les enjeux du conflit, n’obtient que des réponses évasives, puis accepte. Ses motivations restent opaques pour le spectateur autant que pour Inga, qu’il embarque avec lui dès le lendemain.
Vivre l’instant présent
A mesure qu’ils passent les frontières de Pologne, les checkpoints d’Ukraine, que les nouvelles du front remettent en cause les directives qu’ils ont reçues au départ, qu’ils perdent leurs repères dans ce pays inconnu, l’horizon de leur périple se fait plus lointain, plus incertain. De détours en escale, cette guerre à laquelle Andreï ne comprend rien, dont il n’a vu qu’une vidéo sur Internet la veille du départ, dont tous ceux qu’il rencontre lui racontent le parfum de mort, devient une obsession. Un fantasme d’autant plus excitant qu’il paraît de plus en plus dangereux.
En attendant, il faut vivre l’instant présent qui, en temps de guerre, est toujours plus intense. C’est ainsi qu’au détour d’une nuit passée dans un hôtel de luxe Inga disparaît dans la chambre de leur fixeur, abandonnant Andreï dans la suite d’une Française solitaire et déracinée, souverainement interprétée par Vanessa Paradis.
Point de rupture du film, cette brèche dans le récit voit culminer la crise qui couvait au sein du couple, et l’amour, libéré in extremis de l’ankylose du quotidien, reprendre ses droits. Rivé au trajet du camion, le film avance plus que jamais, dès lors, comme un bateau ivre, tendu entre l’attrait morbide d’Andreï pour le front, pour cette guerre absurde, aveugle, dont il veut sentir le frisson, et la pulsation chaude, intense, galvanisante, du sentiment amoureux à vif qui le lie à Inga. La foi dans l’humain, dans l’amour, dont il témoigne, n’a jamais été si vive chez le cinéaste lituanien. En magnifiant ainsi ces amants romantiques, lointains cousins des héros tragiques de Badlands, de Terrence Malick, ou de Panique à Needle Park, de Jerry Schatzberg, Sharunas Bartas signe un des plus beaux films de sa carrière.
Bande Annonce Officielle de Frost de Sharunas Bartas
Durée : 02:23
Film lituanien, français, ukrainien et polonais de Sharunas Bartas. Avec Andrzej Chyra, Lyja Maknaviciute, Vanessa Paradis (2 h 12). Sur le Web : www.rezofilms.com/distribution/frost