Au Sénégal, deux villages aux avant-postes de la lutte contre le paludisme
Au Sénégal, deux villages aux avant-postes de la lutte contre le paludisme
Par Florence Rosier
Paludisme, la guerre d’usure (4/10). Des équipes de chercheurs et de soignants se sont associées aux habitants de Dielmo et Ndiop pour étudier et combattre la maladie.
Le 4x4 a quitté Dakar aux aurores, direction le sud. Il a traversé des bourgs aux marchés colorés, a esquivé les deux-roues surgissant de partout, doublé des bus surchargés, dépassé des carrioles tirées par des ânes chétifs et s’est enfoncé dans les terres arides du Sahel. Un défilé de baobabs, de longues files de zébus impavides, des chèvres blotties à l’ombre des acacias…
Puis le véhicule a quitté la route, tourné à gauche, suivi une piste rectiligne entre deux champs de mil. Il a longé de premières cases aux toits de chaume et aux murs de banco. Après cinq heures de route, il s’est enfin arrêté à l’ombre d’un anacardier. Sur le tableau de bord, le thermomètre indique 44 °C.
Bienvenue à Dielmo, village pilote du Sénégal pour l’étude et la prise en charge du paludisme. A 280 km au sud-est de Dakar, tout près de la frontière avec la Gambie, il abrite plus de 350 habitants. Ici, depuis 1990, tous les volontaires sont suivis régulièrement par des équipes de chercheurs et de soignants de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et de l’Institut Pasteur de Dakar.
La fin d’une hécatombe
Pourquoi ce village ? « Jusqu’en 1989, la mortalité des enfants était très élevée à Dielmo. A certaines périodes, un enfant mourait tous les trois jours. Les habitants des villages voisins fuyaient », raconte Charles Bouganali, technicien entomologiste à l’IRD.
La raison ? Le paludisme. C’est qu’au pied de Dielmo coule une rivière, la Néma. Une chance pour les cultures maraîchères, mais un gîte de choix pour les femelles des anophèles, qui viennent y pondre leurs œufs. Toute l’année, les larves de ces moustiques vecteurs du paludisme se développent dans ce cours d’eau – également infesté de crocodiles –, à une centaine de mètres des premières habitations.
Avant la création du « village-laboratoire », aucune stratégie de prévention n’existait ici. Mais depuis l’installation des chercheurs, le fléau a quasiment disparu. « Les habitants des villages voisins sont revenus. Aujourd’hui ils prennent des épouses à Dielmo », se réjouit Charles Bouganali. Le « protocole » proposé par les scientifiques ? En échange de soins gratuits, les villageois devaient accepter un suivi quotidien et de fréquents prélèvements de sang ou d’autres tissus. « Certains croyaient que les toubabs [les Blancs] allaient vendre leur sang », se souvient M. Bouganali.
Le consentement des habitants n’allait pas de soi, il a donc fallu les convaincre. « En 1990, les villageois ont été réunis, on leur a expliqué le protocole. Puis le chef du village et l’imam se sont concertés, raconte Abdou Sonko, l’imam actuel, assis sous un manguier. Il y a eu quelques réticences, mais 90 % des habitants étaient pour. Il y avait tant de décès ! Ils ont compris le bénéfice sanitaire pour le village. » Cet homme de 51 ans nous montre la moustiquaire blanche suspendue au plafond de sa case. Son propre frère, lui, reste obstinément rétif au protocole.
A quand remonte le dernier décès dû au paludisme à Dielmo ? « C’était il y a longtemps », répond l’imam, incapable d’être plus précis. De fait, la mémoire de cette hécatombe s’est estompée.
Moustiquaires imprégnées
Le premier levier de ce succès tient dans la trilogie « diagnostiquer, confirmer, traiter ». Avec un progrès décisif : l’apparition des traitements combinés à base de dérivés d’artémisinine, introduits en 2006 à Dielmo. Mais cette lutte repose aussi sur les moustiquaires imprégnées d’insecticide. « C’est l’outil le plus efficace à ce jour », relève Charles Bouganali.
En 2008, une première campagne de distribution de moustiquaires imprégnées a donc eu lieu à Dielmo. Elle a été renouvelée trois fois : en 2011, en 2014 et en 2016, juste avant la saison des pluies. La première année, le taux de villageois qui dormaient sous une moustiquaire était de 90 %. Mais comme pour tout remède, l’observance tend à fléchir. « En saison humide, 70 % à 80 % des habitants utilisent leur moustiquaire. En saison sèche, ils ne sont que 60 % », résume Cheikh Sokhna, directeur de recherche à l’IRD, à Dakar et Marseille.
Pour autant, l’efficacité de cet arsenal est impressionnante. « Dans les années 1990, le village subissait 500 à 600 accès de paludisme par an. Aujourd’hui il en compte moins de 20 par an », poursuit le chercheur. Les décès liés à cette infection ont disparu. A Dielmo, « le dernier accès de paludisme remonte à une semaine, chez un homme de 40 ans », témoigne Dominique, infirmier au dispensaire.
A 5 km de Dielmo se trouve un autre village, Ndiop, environ 450 habitants. Depuis 1993, lui aussi sert de village-laboratoire. Ici, pas de rivière : l’eau vient des puits. Si bien que le paludisme y sévissait, jadis, seulement durant la saison des pluies.
Le chef du village, Mamadou Sarr, 66 ans, se souvient : « Avant l’arrivée des chercheurs, je voulais déjà installer un dispensaire. Quand ils sont venus, j’ai enquêté pour savoir si la population bénéficierait de leurs travaux. Les retours ont été positifs. J’ai réuni et fait informer les villageois. Je suis allé consulter les notables. Il n’y a pas eu de refus. » Assise à ses côtés, Yacine, sa troisième épouse – sur quatre –, épluche un gros tas de cacahuètes. Cette mère de sept enfants l’assure : depuis longtemps, toute la maisonnée dort sous une moustiquaire.
100 000 insectes analysés
Comme toute guerre d’usure, la lutte contre le paludisme fait appel à une fine observation de l’ennemi. « Au total, 101 000 moustiques ont été capturés à Dielmo et Ndiop, disséqués, identifiés, analysés à l’IRD de Dakar puis intégrés dans notre base de données », résume Charles Bouganali. Objectif : décrypter les comportements des anophèles. Par exemple, quelles « proies » ces moustiques piquent-ils ? Les chiens ? Les chevaux ? L’analyse de l’ADN contenu dans leur estomac le révélera.
Comment évoluent les différentes espèces d’anophèles sous l’effet des moustiquaires ? Et comment résistent-elles aux insecticides qui les imprègnent ? « En 2016, nous avons montré que le niveau de résistance des moustiques aux insecticides, à Dielmo, a franchi un seuil », relève Souleymane Doucouré, biologiste à l’IRD de Dakar. Qu’adviendra-t-il si les moustiquaires imprégnées perdent de leur efficacité ? « Ce sera la catastrophe ! », avertit Charles Bouganali, car, du fait d’une moindre exposition au paludisme, l’immunité des villageois a chuté.
Entre 2007 et 2015, à Dielmo, l’équipe de Cheikh Sokhna a analysé l’efficacité des moustiquaires imprégnées. Résultat : 69 % seulement des moustiquaires imprégnées demeurent efficaces après trois ans d’utilisation. « L’élimination du paludisme nécessitera de nouveaux outils », concluaient les auteurs de l’étude, publiée en 2017 dans la revue PLOS One. La guerre d’usure n’est pas terminée.
Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Roll Back Malaria (RBM).
Sommaire de notre série : Paludisme, la guerre d’usure
Dans une série en dix épisodes, Le Monde Afrique détaille les enjeux de la lutte contre cette maladie parasitaire qui a provoqué 445 000 décès dans le monde en 2016.