La sélection littéraire du « Monde »
La sélection littéraire du « Monde »
Chaque jeudi, « Le Monde des livres » partage ses conseils de lecture avec les abonnés de « La Matinale ».
LES CHOIX DE LA MATINALE
La littérature sublime les drames humains : nos cinq coups de cœur de la semaine le démontrent à nouveau majestueusement.
RÉCIT. « La Note américaine », de David Grann
Les Osages ont compté dans l’histoire des Amérindiens. Si la Conquête de l’Ouest a chassé la tribu de ses terres, les anciens avaient bien négocié : la tribu était propriétaire du sol et du sous-sol du lieu où on l’avait reléguée. Or celui-ci abritait l’une des plus importantes nappes pétrolifères des Etats-Unis. Très vite, les Osages allaient devenir richissimes. Mais en 1921, une série de meurtres commence à semer la terreur dans la réserve. On en voulait aux riches Peaux-Rouges. Mais qui ? Et pourquoi ? Journaliste au grand hebdomadaire The New Yorker, David Grann a refait l’enquête, reconstituant la tragédie presque jour après jour. Son récit est magistralement mené, dans la meilleure tradition des « whodunits » – qui a fait le coup ? Mais il ne se lit pas que comme un polar. Il décrypte une part sombre des Etats-Unis, le péché originel commis contre les nations indiennes. L’Ancien Testament hante les pages de ce livre. A la damnation va, peut-être, succéder la rédemption : petit à petit, l’Etat de droit l’emporte sur la loi de la Frontière, celle de la violence. Un grand livre. Alain Frachon
« La Note américaine » (Killers of the Flower Moon. The Osage Murders and the Birth of the FBI), de David Grann, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cyril Gay, Globe, 352 p., 22 €.
RÉCIT. « Mon frère », de Daniel Pennac
Daniel Pennac revient, dans ce beau livre, écrit avec un sourire triste en coin, sur la figure de son frère aîné, Bernard, mort à la soixantaine, des suites d’une erreur médicale. Cet homme très doux, ironiste pratiquant, fut adoré par sa famille mais connut une vie conjugale sans amour, brisé dans sa jeunesse par une rupture qui lui causa « un chagrin ravageur et durable ». Entremêlant évocation de Bernard et citations de la nouvelle Bartleby le scribe, d’Herman Melville (1853), l’auteur retrouve quelque chose de son frère dans la résistance passive qui rend tout le monde fou autour de Bartleby, ce rejet tranquille et obstiné du sérieux. Il n’y a pas un mot de trop dans ce livre où la littérature, à travers Melville, permet de dire ce qui ne peut être formulé, et vient à la rescousse de la retenue des deux hommes. En tissant ensemble ces strates de texte, Daniel Pennac transforme son frère en un magnifique personnage de roman. C’est sans doute le plus beau cadeau qu’il pouvait lui faire. Raphaëlle Leyris
GALLIMARD
« Mon frère », de Daniel Pennac, Gallimard, 144 p., 15 €.
CLASSIQUE. « Livre(s) de l’inquiétude », de Fernando Pessoa
Pour qui a déjà eu en main ce livre puissant, ouvrir cette nouvelle version a quelque chose d’aussi touchant que des retrouvailles avec un ami qui ne vous aurait pas encore tout dit. Chacune des trois parties qui constituent désormais l’ouvrage laisse entendre la voix d’un hétéronyme différent – les « lunes jumelles » de Pessoa, comme l’écrit Teresa Rita Lopes, l’éditrice du livre. Dans l’ordre d’apparition de ce drame poétique : Vicente Guedes, modeste employé de bureau, au style moderniste, que Pessoa fait mourir de la tuberculose ; le baron de Teive, dont la prose plus classique analyse froidement l’émiettement de son moi avant son suicide ; et le célèbre Bernardo Soares, le plus proche de Pessoa, spectateur distant de « son histoire sans vie ». Ce livre sombre et morcelé se lit comme un journal intime où s’inscrit la lente dégradation de l’identité. Etrangères à elles-mêmes et coupées du réel, les créatures de Pessoa se réfugient dans leur langue pour se perdre ou se réinventer. Amaury da Cunha
CHRISTIAN BOURGOIS
« Livre(s) de l’inquiétude » (Livro(s) do Desassossego), de Fernando Pessoa, édité par Teresa Rita Lopes, traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik, Christian Bourgois, 560 p., 27 €.
ENQUÊTE. « Un monstre humain ? », de David Puaud
En août 2007, l’anthropologue David Puaud découvre, en feuilletant le quotidien local, qu’un des protagonistes d’un meurtre sauvage, avec mutilation, n’est autre que Josué Ouvrard, un garçon de 19 ans qu’il suit depuis deux ans en tant qu’éducateur. Passé l’effroi et la stupéfaction, l’enquête commence, qui prend la forme d’une longue immersion dans les dossiers de sa petite enfance et dans le passé ouvrier de sa ville, Châtellerault (Vienne). Le plus stupéfiant, dans ce remarquable travail, est la ténacité avec laquelle David Puaud maintient sa position d’anthropologue, malgré son implication personnelle. Grâce à son « engagement raisonné », il se tient à la frontière de son objet de recherche. On saisit combien l’exercice a dû être délicat. La mise à distance nécessaire à l’anthropologie aurait pu dans ce cas s’apparenter à une calamiteuse contorsion déontologique et éthique. Elle semble, au contraire, avoir opéré comme un dispositif scientifique d’une redoutable efficacité. Anne Both
LA DÉCOUVERTE
« Un monstre humain ? Un anthropologue face à un crime “sans mobile” », de David Puaud, préface de Michel Agier, La Découverte, « Cahiers libres », 250 p., 19 €.
ROMAN. « Les Enfants du ghetto. Je m’appelle Adam », d’Elias Khoury
Avec Les Enfants du ghetto. Je m’appelle Adam – premier tome d’une trilogie –, Elias Khoury aborde le sort des Palestiniens d’Israël, restés à l’intérieur des frontières de l’Etat créé en 1948. Ils ont acquis la nationalité israélienne et maîtrisent aujourd’hui la langue hébraïque. Un bilinguisme qui est une richesse évidente mais aussi le signe d’un déchirement entre leur pays, Israël, et leur patrie, la Palestine. Mêlant personnages de fiction et personnes réelles (politiciens, historiens et écrivains, arabes et israéliens), l’écrivain libanais relate un épisode meurtrier de l’histoire de Lod, une ville proche de Tel-Aviv. Face au refus de partir de certains habitants, à l’été 1948, un quartier est transformé en un camp encerclé de barbelés dans lequel ils survivent pendant quelques mois. Au fur et à mesure de la narration, la frontière entre fiction et document s’estompe, le roman prend toute sa place : audacieux, troublant, magnifiquement écrit. Eglal Errera
ACTES SUD
« Les Enfants du ghetto. Je m’appelle Adam » (Awlad al-Ghetto. Ismi Adam), d’Elias Khoury, traduit de l’arabe (Liban) par Rania Samara, Actes Sud, « Sindbad »/L’Orient des livres, 360 p., 23 €.