Migrants : Sortons de « l’Etat d’abjection ! »
Migrants : Sortons de « l’Etat d’abjection ! »
Par Jean-François Bayart (Professeur à l'IHEID, Genève)
Dans une tribune au « Monde », le professeur Jean-François Bayart considère que notre politique migratoire constitue une atteinte permanente aux droits de l’homme. Les migrants sont acculés à une clandestinité publique et les citoyens qui leur portent assistance s’exposent injustement à notre arsenal judiciaire
« Les organisations mafieuses d’Europe du Sud ou d’Afrique saharo-sahélienne prospèrent grâce à la rente artificielle que leur procure la prohibition de l’immigration » (Tentes appartenant à des migrants, près du Canal Saint-Denis, à Paris, le 6 avril). / BENOIT TESSIER / REUTERS
Tribune. A peine sortis de l’état d’exception, nous nous installons dans l’état d’abjection. Nous parlons de l’impérieux devoir d’asile, mais dans les faits nous traquons les migrants et les réfugiés autour de nos gares, dans les centres d’hébergement, à nos frontières, et jusqu’en mer. En Libye, au Soudan, en Erythrée, nous sommes prêts à signer des accords infâmes avec des régimes infâmes.
Nous imposons à nos alliés africains de faire le sale travail de refoulement à notre place. Nous acceptons la résurgence de l’esclavage sur les rives de la Méditerranée, et rendons à leurs maîtres les fugitifs. Nous stigmatisons l’immigration clandestine, mais rendons impossible l’immigration légale dont l’Europe a besoin, économiquement et démographiquement, et ce pour le plus grand bénéfice des passeurs contre lesquels nous prétendons lutter, et le plus grand danger des émigrés que nous assurons vouloir défendre de ces derniers.
Le visage hideux de la République
Nous nous alarmons du flot des réfugiés que nos bombardements et nos interventions militaires en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie ont fait grossir. Dans nos villes, nous détruisons de pauvres biens de pauvres hères, nous assoiffons, nous privons d’hygiène et de sommeil, nous condamnons au froid et à l’errance, nous enfermons. Calais est devenu le visage hideux de la République.
De même que l’état d’exception a institué l’Etat d’exception, par l’inscription dans le domaine de la loi ordinaire de plusieurs de ses dispositions temporaires, l’état d’abjection nous conduira à l’Etat d’abjection, par acceptation générale de l’inhumanité sur laquelle il repose.
Un migrant raconte : « En Libye, nous ne sommes que des esclaves »
Durée : 01:56
Dans la droite ligne d’un Manuel Valls affirmant qu’expliquer c’est excuser, le président de la République entend « se garder des faux bons sentiments » et enfourche le cheval du populisme en opposant les « intellectuels » au « peuple » : « Quand il y a des désaccords entre le peuple et les intellectuels, c’est qu’il y a beaucoup de confusion chez les intellectuels », a-t-il déclaré à Rome le 11 janvier. A quand les jurys populaires pour recruter ou évaluer les universitaires ?
Or, le chercheur sait que cette politique est dangereuse en même temps qu’elle est abjecte. Elle met en dissidence un nombre croissant de personnes. Les migrants eux-mêmes, bien sûr, qu’elle accule à une clandestinité publique. Mais aussi les militants associatifs ou les simples citoyens qui leur portent assistance, et que pourchassent les forces de l’ordre ou qu’incriminent les juges.
Un régime sécuritaire internationalisé
Les organisations mafieuses d’Europe du Sud ou d’Afrique saharo-sahélienne prospèrent grâce à la rente artificielle que leur procure la prohibition de l’immigration, et elles développent un savoir-faire dans le franchissement illégal des frontières que les djihadistes n’ont pas manqué d’exploiter à leur tour. En Libye, voire dans le Sahel, elles tendent à se militariser, sur le modèle du Mexique, où les cartels tirent parti tout à la fois du convoyage des migrants et du trafic de narcotiques. Le blocage des routes sahariennes désorganise l’économie du nord du Niger, au risque d’y favoriser une reprise de la rébellion touarègue, laquelle se grefferait sur les mouvements djihadistes du Mali.
De manière générale, l’endiguement de l’immigration a pris le Sahel dans un effet de ciseaux, préjudiciable à sa stabilité. Depuis plus d’une décennie, l’aide publique au développement diminue ou stagne, au point que les « remises » des expatriés – leurs transferts financiers vers leurs pays d’origine – l’ont dépassée, mais la progression de ces dernières est aujourd’hui hypothéquée.
Soumise à des programmes de libéralisation qui ont accru l’inégalité et ne cessent d’aliéner la ressource foncière au profit d’investisseurs agro-industriels ou miniers, confrontée au réchauffement climatique, ébranlée par les suites politiques et financières du renversement de Kadhafi en 2011, la région est placée sous un régime sécuritaire internationalisé auquel est désormais subordonnée l’aide publique au développement elle-même.
Néanmoins, les interventions militaires aggravent dans la durée les problèmes qui ont paru les justifier. Nous avons réuni toutes les conditions pour que le Sahel s’enfonce dans une situation incontrôlable, à l’image de l’Amérique centrale.
Honneur perdu
En Europe même, la misère et l’exclusion sociale auxquelles on astreint les réfugiés ou les migrants constituent une menace pour la santé publique en les privant de suivi et de soins médicaux, alors même que ces populations en provenance des zones de guerre d’Irak, de Syrie et de Libye sont potentiellement porteuses de maladies graves et de formes de résistance aux antibiotiques qu’a engendrées leur exposition aux métaux lourds et à toutes sortes de pollution, dans les ruines des villes bombardées – l’une des conséquences des guerres de l’Occident que leurs thuriféraires néoconservateurs préfèrent passer sous silence, mais qui est la hantise des hôpitaux.
Pis encore, la République – son administration, sa police, sa classe politique – perd son âme et son honneur. Face à l’état d’abjection qui tourne à la violation systémique des droits de l’Homme, comme le déplore Jacques Toubon, leur défenseur, le fonctionnaire doit faire valoir son devoir de désobéissance à des ordres anticonstitutionnels de nature à compromettre un intérêt public, et le citoyen son droit à la désobéissance civile.
La complicité, même passive, n’est plus de mise. C’est en toute clarté intellectuelle qu’il convient de résister à la confusion morale qui entache notre politique migratoire depuis près de cinquante ans.