Au Nadir, une soirée dans la forge metal du Printemps de Bourges
Au Nadir, une soirée dans la forge metal du Printemps de Bourges
Par Bruno Lesprit (Bourges, envoyé spécial,)
Avec les mélanges baroques d’Igorrr, le genre échappe à sa caricature.
Le trio Igorrr. / Svarta Photography
Déjà las du hip-hop chanté, cette nouvelle variété qui s’est imposée en France dans le sillage de Stromae ? Salle excentrée au sud du quai d’Auron, le centre névralgique du Printemps de Bourges, le Nadir offrait aux réfractaires une alternative radicale dans la soirée du jeudi 26 avril. Le lieu semblait presque faire sécession avec un programme entièrement dévolu aux formes modernes du metal. Caractérisé par une sous-représentation féminine, du côté des musiciens mais pas du public, le genre ne risque pas de tenir compte du mot d’ordre de la parité qui a gagné les festivals cette année après l’affaire Weinstein et ses retombées. L’affiche du Hellfest, prévu du 22 au 24 juin à Clisson (Loire-Atlantique) ne compte ainsi que sept groupes à filles (dont les rockeuses Joan Jett & The Blackhearts et L7) sur plus de 150 noms…
Pas de telles stars au Nadir, petite salle associative qui fleure bon la MJC d’antan. C’est à un état des lieux, en miniature, des forces vives métalliques qui peuplent l’Hexagone qu’headbangers (ces fans qui secouent leur chevelure en cadence) et curieux sont conviés. Pour ouvrir le bal (du diable, évidemment), honneur aux régionaux avec Mathem & Tricks, un duo berruyer construit sur un dialogue strictement instrumental, guitare (Pierre Charpagne) et batterie (François Tanfin). Sa démarche est cérébrale, sinon scientifique, présentée comme du « math rock ». La formule pourrait faire penser aux White Stripes (à qui l’on doit Black Math) si les deux compères, deux barbus plus freaks qu’hipsters, ne faisaient passer l’ancien binôme américain pour Stone & Charden.
Une lourdeur héritée des pères fondateurs de Black Sabbath
Dans un éclairage de forge, il faut imaginer la bande-son qui illustrerait l’agonie d’un tyrannosaure (consignée sur l’EP de six titres Iniki, paru en 2015 chez Waroba Records) avec une puissance tellurique obtenue par l’utilisation d’un amplificateur de basse, une lourdeur héritée des pères fondateurs de Black Sabbath, de savants tritons hendrixiens (ces accords dissonnants interdits au Moyen-Age au titre de « Diabolus in Musica ») et un art post-rock de la déconstruction. Quelques gamins plantés devant la scène résistent au monstre avec des casques anti-bruit sur la tête.
Le quatuor lyonnais Celeste jouit déjà d’une réputation dans le milieu métalleux pour avoir publié six volumes depuis 2006, aux titres répétitifs et relevant presque de l’écriture inclusive : Pessimiste(s), Nihiliste(s), Misanthrope(s), Morte(s) Née(s), Animale(s) et, le dernier en date, Infidèle(s) chez Denovali Records. Avec de tels énoncés, on aura compris que ces gones ne sont pas de joyeux drilles, véhiculant une « philosophie » que résume leur titre-manifeste Quoi qu’il advienne, tout est à chier. Hurlés, les textes, rattachés aux litanies du sludge metal (haine et dégoût de soi comme des autres) sont toutefois inaudibles.
Monomaniaque, Céleste est aussi monochrome, évoluant dans une lumière rouge, chaque musicien muni d’une lampe frontale également rouge ne laissant rien voir de ses traits. Musicalement, les intéressés décrivent leur activité « un peu comme si Shora dans sa période poilue rencontrait Daturah sous coke », ce qui n’éclairera que les seuls spécialistes. Disons qu’en dehors de rares plages d’accalmie, Celeste ne connait qu’un registre : l’agression via un blitz thermonucléaire qui fait trembler, au sens propre, les murs de la salle.
Un « breakcore » déconcertant
Par ses audaces et ses mélanges baroques (mot à entendre dans son sens commun comme musical), Igorrr, projet de l’Alsacien Gautier Serre, offre un constraste bienvenu après cette étouffante oppression. Actif depuis 2004, ce compositeur, multi-instrumentiste, DJ et machiniste, qui a publié en juin 2017 l’album Savage Sinusoid (Metal Blade Records), concasse les genres dans des brisures rythmiques voisines de celles de l’électronicien britannique Aphex Twin. En résulte un « breakcore » déconcertant dont l’efficacité scénique est décuplée par la présence d’un batteur ne ménageant guère la double pédale de sa grosse caisse.
Les métalleux ont souvent voué un culte aux grands musiciens classiques, Bach et Paganini en tête, et Gautier Serre n’y déroge pas, influencé autant par le death metal de Cannibal Corpse et Morbid Angel que par les sonates de Scarlatti et Chopin. Les déflagrations soniques interviennent ainsi après une arabesque de guitare espagnole, un thème au clavecin ou à l’accordéon. Deux chanteurs occupent le devant de la scène, seuls ou en duo : Laurent Lunoir, une sorte de Chewbacca échappé d’un film gore dans le rôle de la Bête, et la soprano Laure Le Prunenec dans celui d’une Belle revisitée en diva trash de bel canto, en furie ponctuant ses envolées lyriques d’intense headbanging. C’est incontestablement singulier, radical et définitivement clivant. Comme peut l’être Jeannette, l’enfance de Jeanne d’arc, le film présenté à Cannes en 2017 de Bruno Dumont, qui a confié la bande-son à Igorrr, offrant à celui-ci de se faire connaître au-delà des cercles du metal. On l’attend d’ailleurs le 5 juillet au Montreux Jazz Festival...
Mathem & Tricks, le 7 juin au festival Aucard de Tours; Celeste, le 10 mai à Bordeaux (I Boat), le 11 à La Rochelle (La Sirène), le 12 à Toulouse (festival Le Grand Sabbat); Igorrr, le 12 mai au festival Metal Culture(s) de Guéret, le 19 au Festival sur les pointes de Vitry-sur-Seine, le 27 au Outch! Extreme Metal Festival de Langres, le 28 à Seyssinet-Pariset (L’Ilyade), le 30 à Chelles (Les Cuizines), le 31 à Rennes (1988 Live Club)...