Chronique. La violence de l’histoire hante l’œuvre de l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana. Des massacres commis par l’armée française en 1947 aux ruines de la mondialisation, sa plume poétique appuie là où ça fait mal. Raharimanana est de retour en librairie avec Revenir, son roman le plus autobiographique. Entretien en forme d’abécédaire.

Afro Courts, mes cheveux semblent lisses et me classent hors de l’Afrique. Plus ils poussent, plus ils se dressent, méprisant toute tentative de les coiffer, ils n’en font qu’à leur tête ! La solution : couper ras, style militaire ou garçon sage. Mais ils poussent vite, il faut au bout de quelques jours aller chez le coiffeur avec cette impression de raser cette Afrique poussant sur ma tête. Puis un jour, j’ai laissé, comme pendant l’enfance, quand tout le monde était disco… Mon afro est politique, je la porte fière, pour dire à toutes ces jeunes femmes et hommes qui ont honte de leurs cheveux crépus ou frisés que nous sommes beaux et libres d’être nous-mêmes.

Autobiographie Dans la rue je regarde les gens qui traversent, qui passent, qui conversent, qui vivent. Leurs instants sont précieux, ils ne le savent pas toujours. Dans quelques secondes, ils n’iront plus dans cette rue de la même manière. Ils auront disparu. Et personne ne saura qu’ils étaient passés là. Puis je me rends compte que je fais partie du lot. Alors tricher, se poser en autobiographe… Peine perdue, je deviendrais personnage, fiction, car aucun lecteur, plus tard, ne m’aurait rencontré en vrai. Ceux qui m’auront connu passeront aussi. La même rue restera là, pour d’autres anonymes. L’autobiographie est une fiction en devenir.

Ecriture Aussi loin que je revienne en arrière, je ne retrouve pas le temps où j’ai été autre qu’écriture. Scriptura, l’ouvrage, sur soi, sur la langue, la voix et la graphie, se sculpter indéfiniment.

Enfance Lente agonie de l’innocence. Qui a inoculé le premier poison ?

Etre Comment traduire « To be or not to be » ou « Je pense donc je suis » quand le verbe « être » n’existe pas dans sa propre langue, le malagasy ? Et quelle est cette folie d’utiliser le français où le verbe « être » se ramène à toutes les conjugaisons ?

Ile Notre continent est sous la mer, peuplé d’ancêtres mythiques. Nous sommes l’aller et le retour. Il a bien fallu arriver là, faire la traversée. Il faudrait bien repartir pour ne pas se couper de cette part de soi de l’autre côté de l’océan. La mer coupe la mémoire et élabore des utopies. L’île est un rêve qui vire très vite en illusion. Les vagues sont indispensables pour remodeler les rives et garder la variabilité des choses. L’éphémère est indispensable pour le renouvellement permanent.

Malagasy J’ai découvert enfant que les adultes se demandaient s’ils étaient malgaches ou français, j’étais sidéré ! Ils étaient adultes et ils ne savaient pas qu’ils étaient malagasy ? Je passe mon temps à dire aux journalistes, critiques et universitaires que non, je n’ai pas de problème d’identité. Je suis malagasy. Zay. Tsisy problem.

Mémoire Une lectrice, juive, m’avait dit un jour combien nous avons de la chance, nous les Malagasy, d’honorer autant nos morts, nos ancêtres, nos terres, elle ne pouvait pas remonter plus loin que son grand-père, mort à Auschwitz.

Mondialisation Monde idéalisation, monde fait aliénation. J’aime bien le mot pourtant. Une bien grande maison…

Mourant Un ami m’appelle comme ça. Au téléphone, j’ai la voix à peine audible, je m’entends assez pour ne pas parler fort. Adolescent, j’étais convaincu de mourir jeune. Maintenant, tout est bonus. Jusqu’à 100 ans ! Au moins !

Nour Ce rêve qui m’accompagne, d’une femme d’eau dont les traits du visage ne se fixent pas. Elle revient, inlassablement, comme ses cheveux d’écume, dans tous mes livres, femme d’eau, fille de l’eau.

Océan Longtemps, j’ai cru que l’océan tombait dans l’horizon. Qu’il y avait une chute infinie, là-bas où mourrait le soleil. Un récit de mon grand-oncle m’avait marqué : des zébus sortent tous les jours de la mer et on n’a pas le droit de regarder cet instant. Les contempler sortir de l’océan, c’est se destiner au malheur. La terre est de conquête, la mer est d’oubli. Se rappeler que les ancêtres sont venus de là en laissant tout derrière eux. Pas la peine de revenir sur le passé. Les conquérants sont venus de là aussi. Les exilés y disparaissent. L’océan est une vaste blessure. Je regarde la carte : à l’ouest, le Mozambique, porte de l’Afrique, proche et si lointaine. Au nord et à l’est, l’Arabie, les Indes, l’Asie : du domaine de l’oubli et des mythes. Au sud : l’Antarctique, les terres sans rien, perdition. Restons sur terre.

Poésie L’anomalie, c’est la laideur.

Résistance Est-ce naturel de se soumettre ? Il n’y a rien d’héroïque dans le fait de résister. C’est juste rester en humanité. C’est peut-être cela qui n’est pas naturel : rester en humanité…

Za Le verbe « être » n’existe donc pas en malagasy. Si l’on n’est pas, c’est que l’on est tout. Ainsi Za s’est mis en place. Un film invisible parcourt ce roman : les personnages se sont ligués pour exécuter le narrateur. En tête du cortège, Za. Za brouille les cartes en s’accaparant la première et la troisième personne : za, « je » en malagasy, et Za, équivalent d’un surnom en français, « il ». Ainsi chacun des personnages devait exister de lui-même, sans que le narrateur ne prenne en charge le récit de son être, maudire cette langue malagasy qui n’a pas de verbe « être » et rendre folle cette langue française où ne « sont » que deux auxiliaires, « être » et « avoir ». Deux verbes au service de tous, forts et faibles à la fois : forts, car aidant tous les autres ; faibles, car effaçant leurs propres sens quand ils conjuguent le gros de la troupe. Mais le narrateur a une défense imparable : se réfugier dans le malagasy et présenter l’inexistence du verbe « être ». S’ouvrir au tout, toutes possibilités d’être, ne plus se limiter à une seule identité qui souvent étouffe. Se tenir loin de cet être réduit dans le temps, dans la chair, dans l’existence. S’allonger alors sur le temps, sur l’espace, sur toute vibration, frémissement, le narrateur vit le cosmos. Il est Za finalement, « moi » et « il ». L’alter et l’ego. Tout personnage n’est qu’avatar du narrateur. Za est Ça.

Revenir, de Raharimanana, éd. Rivages, 300 pages, 22 euros. Egalement Nour, 1947, éd. Le Serpent à Plumes, 2001 (rééd. Vents d’ailleurs, 2017) et Za, réd. Philippe Rey, 2008.

Abdourahman A. Waberi est un écrivain franco-djiboutien, professeur à la George-Washington University et auteur, entre autres, de Moisson de crânes (2000), d’Aux Etats-Unis d’Afrique (2006) et de La Divine Chanson (2015).