« La Biennale de Dakar, un écran de fumée qui masque mal la morosité artistique au Sénégal »
« La Biennale de Dakar, un écran de fumée qui masque mal la morosité artistique au Sénégal »
Par Hamidou Anne (chroniqueur Le Monde Afrique)
Notre chroniqueur s’inquiète pour la pérennité de l’événement dans un pays où la culture est devenue une « variable d’ajustement » budgétaire.
Chronique. Jeudi 3 mai s’ouvre l’édition 2018 de la Biennale de Dakar, appelée aussi Dak’Art, une constante dans le calendrier culturel sénégalais qu’il faut préserver. Car Dak’Art n’est pas seulement un rendez-vous de la création contemporaine africaine, c’est aussi un levier d’expression politique qui rend compte de l’intensité des débats sur le continent. A coté des intellectuels, les artistes sont en effet les principaux observateurs de nos sociétés, les témoins de leurs changements et les prescripteurs des prochaines utopies.
Les politiques ont majoritairement échoué à transformer la vie de millions d’Africains. Ils ont érigé un système inégalitaire qui a failli et ne laisse entrevoir aucune solution durable à moyen terme. Bien sûr, notre salut ne viendra pas de l’art, car sa vocation n’est pas de nous sauver, mais d’ouvrir nos yeux sur l’Afrique telle qu’elle devrait être ou tout simplement telle qu’elle est. Les artistes nous donnent des raisons de nous indigner des inégalités sociales et de la violence symbolique du monde et nourrissent en même temps nos espoirs pour, un jour, changer la vie des gens.
Depuis 1990, date de la première édition de la Biennale de Dakar, les artistes n’ont cessé d’assumer la mission politique d’interroger le devenir de l’Afrique et de mettre en lien ses problématiques avec celles du monde. Ils ont aussi toujours suggéré, avec le degré d’irresponsabilité que confère l’art – car n’ayant en charge le destin d’aucune nation, contrairement aux politiques –, l’Afrique que nous voulons : libérée des camisoles conservatrices et existant pleinement dans un monde qui la toise de moins en moins, mais toujours un peu.
Cette planétarisation de la question africaine, ce besoin de l’inscrire dans la marche du monde, devient une mode, dorénavant, avec tous les mouvements « afro-machins » qui tentent, avec plus ou moins de talent et de succès, de redonner une fierté à un continent longtemps vu comme l’épicentre de la misère.
Un héritage du senghorisme
Les secrétaires généraux et les commissaires successifs de Dak’Art ont jusque-là réussi à placer l’Afrique dans l’agenda artistique, culturel et politique du monde. D’abord parce que nous avons toujours eu des hommes de talent à ces postes, mais aussi car cette biennale est en quelque sorte un héritage du senghorisme qui a érigé la culture au rang de priorité au Sénégal. Hélas, aujourd’hui, la pérennité de Dak’Art ne semble pas garantie.
De fait, ceux qui nous gouvernent n’ont montré que peu d’intérêt pour l’art, son importance symbolique et sa fonction libératrice, et la nouvelle caste de politiques sénégalais pourrait bien être capable de désacraliser cette institution en lui retirant le peu de moyens dont elle dispose. Alors que l’école est en lambeaux et la diplomatie à la dérive, la culture est devenue une variable d’ajustement dans les arbitrages budgétaires, voire le truc dont on se fiche car on n’y comprend rien. Elle est désormais dans un état dramatique au Sénégal.
La biennale est un écran de fumée qui masque mal une réalité morose de la création au Sénégal. En dépit du succès de Dak’Art, qui attire des milliers de gens chaque année, le pays n’a pas de musée d’art contemporain et ses artistes meurent souvent dans un état de misère absolue, sans assistance ni soutien des pouvoirs publics.
Ce paradoxe renseigne finalement sur la fragilité d’une biennale tributaire de financements extérieurs et du soutien d’organes divers. Son organisation est, chaque année, hypothétique jusqu’à la veille, en raison de difficultés financières. Ayant travaillé pour la biennale 2014, je puis dire que sa tenue relève du miracle. Un jour, les détails des nuits précédant l’ouverture seront rendus publics.
Une fondation d’utilité publique
Pour donner plus de poids et d’indépendance économique à cette biennale, une réflexion sur son statut avait été menée entre 2013 et 2014. L’idée était de rompre avec le système actuel, qui fait de l’instance de direction de Dak’Art un service rattaché au ministère de la culture, pour mettre sur pied une fondation d’utilité publique avec une autonomie de gestion et une liberté curatoriale. Cette réflexion souffre depuis des années dans les tiroirs poussiéreux d’un bureau au ministère, sans qu’une suite – positive ou négative – ne lui soit apportée.
Le combat des artistes, des amateurs d’art, des « cultureux » et des citoyens progressistes africains est certes dans la célébration d’une manifestation chaque année surprenante de beauté et de profondeur philosophique et politique, mais aussi dans la prise de conscience de la nécessité de réformer la biennale. Sans quoi elle fermera un jour ses portes.
La 13e édition de la Biennale de Dakar se tient du 3 mai au 2 juin dans la capitale sénégalaise.
Hamidou Anne est un consultant en communication institutionnelle sénégalais qui vit à Dakar. Il est également coauteur de l’ouvrage collectif Politisez-vous !.