A Lyon, le nouveau Gerland est-il « un quartier à vivre ou un quartier à vendre » ?
A Lyon, le nouveau Gerland est-il « un quartier à vivre ou un quartier à vendre » ?
Par Adrien Naselli
L’ancien quartier ouvrier de Gerland, à Lyon, connaît un développement galopant mais peine encore à créer du lien entre ses habitants. Un tiers-lieu et des jardins partagés tentent de réveiller la cité-dortoir.
Des grues dans le ciel bleu, des marteaux-piqueurs dans le béton poussiéreux, et des panneaux « à vendre » partout. Il suffit de traverser les 700 hectares de Gerland, à Lyon, pour constater que l’endroit est devenu le terrain de jeu favori des promoteurs immobiliers. L’ancien quartier ouvrier produit chaque année un quart de la construction de logements neufs à Lyon : 10 000 personnes s’y sont installées en dix ans, et 10 000 nouveaux habitants arriveront d’ici à 2025, si l’on en croit les projections de la Mission Gerland, rattachée à la Métropole de Lyon. La population aura ainsi doublé en moins de vingt ans, passant de 20 000 à 40 000 habitants.
Le bruit des travaux contraste avec le calme presque suspect des nouveaux lotissements. Dans la ZAC du Bon-Lait, achevée en 2014, on croise peu de commerces, de rares restaurants intégrés au rez-de-chaussée des immeubles, quelques étudiants de l’Ecole normale supérieure inaugurée en l’an 2000. En 2022, l’Ecole de management de Lyon triplera ses effectifs en installant ses locaux juste au-dessus de la ZAC des Girondins, décrite par la Mission Gerland comme « un cœur de ville exemplaire du bien-vivre en ville ».
Sculpture réalisée par les anciens ouvriers de l’usine Mûre, où s’est installée l’Ecole normale supérieure de Lyon. / Adrien Naselli
Laboratoire de la mixité sociale
S’il est un lieu qui incarne ce renouveau urbain, c’est le lotissement Follement-Gerland, érigé sur une ancienne friche industrielle. « C’était un laboratoire pour nous », commente Véronique Grosjean, directrice de projets chez Bouygues Immobilier. Avec ses dix immeubles à l’allure futuriste, il comprend 639 logements de différents types (HLM, logement classique, résidences étudiantes), et de « l’accession abordable », qui prend la forme de petites maisons posées sur les toits. Au milieu de cet « îlot de mixité sociale », un jardin ouvert. « La consigne était : ni barrière ni clôture. On abolit les barrières sociales, on abolit aussi les barrières physiques », résume Véronique Grosjean.
La résidence comprend un « animateur de copropriété », une serre partagée sur les toits, un atelier à vélos collectif, une caisse à outils commune entreposée chez la gardienne, une recyclerie… Une application permet aux habitants de s’organiser entre eux, même si Véronique Grosjean reconnaît que l’appropriation de ces équipements n’est pas évidente : « Nous allons organiser des ateliers pour leur apprendre à s’en saisir. » A l’image de la serre, dont la flore aurait besoin d’un bon coup d’arrosoir…
Follement-Gerland, le premier lotissement innovant de la ZAC des Girondins. / Adrien Naselli
Si Follement-Gerland se veut un laboratoire d’une nouvelle forme de vie en ville, la résidence est aussi fermée sur elle-même : les dix immeubles sont isolés par des grilles. « On voulait laisser ouvert, répond Véronique Grosjean. Mais les gens se sentaient moins en sécurité. » Tous les logements ont été vendus un an avant la construction.
Obsession de la valorisation foncière
Les anciens habitants, eux, sont déboussolés par cette urbanisation éclair. Avant de prendre sa retraite en 2013, l’ancien directeur du centre social de Gerland, Jean-Paul Vilain, avait adressé cette pique à la municipalité : « Un quartier à vivre ou un quartier à vendre ? » Pour l’actuelle présidente du centre, Bernadette Pizzuti, 72 ans, « c’était un petit village, ici. J’ai grandi dans un Gerland où il n’y avait que des petites maisons, et je ne vois plus que des immeubles. Le quartier a explosé ! » Jean-Baptiste Aubert, vicaire de la paroisse Saint Jean-Paul-II dont l’église est encerclée par les travaux, constate un certain délitement du lien social : « C’est un quartier qui souffre de solitude. On le voit bien à la paroisse, qui est l’un des rares témoins du siècle dernier. On se dit que nous pouvons encore représenter une unité entre les habitants, là où le quartier n’assume pas ce rôle. »
L’église Notre-Dame-des-Anges, encerclée par les travaux. / Adrien Naselli
Les projets des promoteurs ont-ils fait disparaître l’âme du quartier ? C’est l’avis de Michel Lussault, qui enseigne à l’ENS voisine : « Gerland ne manque pas de diversité sociale et ne connaît pas une évolution à la parisienne. Mais la ville de Lyon a privilégié le modèle d’un développement intensif confié aux promoteurs. Ce quartier est un bon exemple pour voir à quel point l’obsession de la valorisation foncière crée de la banalité standard. On disposait d’un espace avec un potentiel extraordinaire, qui faisait de Gerland la zone “berlinoise” de Lyon. C’est raté. »
Manque d’animation
Gerland manque, en effet, singulièrement d’animation. Le départ de l’Olympique lyonnais du stade de Gerland, en 2015, n’a pas arrangé les choses. Et même si la Tony Parker Adéquat Academy, un centre sportif imaginé par le célèbre basketteur, devrait voir le jour en 2019, la grande période des soirs de matchs est close.
Pourtant, çà et là, des initiatives égayent le quartier. La Commune, qui a ouvert ses portes fin mars, est un gigantesque « tiers-lieu » qui accueille déjà plus de mille visiteurs par jour et où travaillent une soixantaine de personnes. Au cœur d’une ancienne menuiserie, une quinzaine de start-up qui ont déjà fait leurs preuves dans la restauration sont accueillies en échange d’un loyer de 5 000 euros par mois. Parmi ces locataires, Adrien Lamblin, dont la jeune entreprise utilise des farines d’insectes « pour trouver des alternatives à la viande ».
Adrien Lamblin devant son stand Les fruits de terre, à La Commune. / Adrien Naselli
Pour Aurélie et Sarah, qui travaillent dans le quartier et découvrent La Commune pendant leur pause déjeuner, « ces lieux de convivialité sont essentiels pour casser le côté ville-dortoir ».
Déborah Hirigoyen, la cofondatrice de La Commune, estime qu’un tel lieu manquait à Gerland, afin de recréer un lien social fragilisé par l’intensité du développement immobilier. « Une ville ne peut pas se construire avec la pression foncière pour seul moteur. Ce sont les strates du temps qui créent les histoires. Quand on rase un quartier pour ne construire que du neuf, on ne sait jamais ce que cela va donner. » Les associations proposent leurs services : yoga, street art, ou encore lectures de contes aux enfants par des drag-queens. Parmi les visiteurs de La Commune, on croise une jeunesse branchée, mais aussi des familles, des personnes âgées, des salariés des environs. Prochaine étape : inviter les pensionnaires des Ehpad du quartier pour les sortir de l’isolement.
Sortir de l’entreprise, et de la cité
D’autres initiatives tentent de créer du lien social à Gerland, comme un jardin partagé, entretenu par l’association La Légumerie et installé entre les tours du Bio District (qui rassemble des leadeurs mondiaux en sciences du vivant comme Sanofi Pasteur ou Merial) et la cité-jardin, composée à 100 % de logements sociaux. Ce jour-là, une quinzaine de personnes de tous âges s’affairent. Christine, qui sort des barres d’immeuble avec son déambulateur, s’installe à l’ombre. Omar, un réfugié kurde d’Irak, retourne la terre.
Des jardins partagés, entretenus par La Légumerie, séparent la cité-jardin (en arrière-plan) du Bio District lyonnais. / Adrien Naselli
« Il y a une énorme différence entre le Bio District où tout le monde a minimum bac + 5 et des salaires élevés, et la cité-jardin où beaucoup de personnes arrêtent l’école tôt et vivent avec le RSA », commente Rose Guinaudeau, en service civique à La Légumerie. A quelques encablures, le collège Gabriel-Rosset se classe parmi les établissements qui obtiennent les plus mauvais résultats au brevet dans le département du Rhône. Il compte 55 % de boursiers, contre une moyenne de 24 % dans l’Académie. « Notre projet est de rassembler ces publics de sous et surdiplômés. On essaye, par exemple, de monter des projets avec Sanofi, mais il est difficile de faire sortir les gens de leur entreprise… comme de leur cité », résume Rose Guinaudeau.
Depuis seize ans, les Nuits sonores, le festival de musique électronique, dont l’édition 2018 s’est ouverte le 6 mai, amène en tout cas à Gerland une jeunesse hétéroclite. L’événement investit l’ancienne usine d’électroménager Fagor-Brandt, en plein cœur du quartier. Un signe que la perspective d’un « Berlin lyonnais » n’est peut-être pas tout à fait endormie.
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