De l’utopie au désenchantement, les vingt-cinq ans contrariés du Web
De l’utopie au désenchantement, les vingt-cinq ans contrariés du Web
Par William Audureau
A l’occasion de la Web Conf, les pionniers de la Toile sont revenus avec émotion sur la genèse et l’essor d’Internet, cette révolution qui a fini par leur échapper.
Ils l’ont vu babiller, apprendre à marcher, devenir cette bibliothèque de Babel qui a révolutionné la manière de s’informer et de communiquer. Mais aussi prendre un virage mercantiliste, impersonnel et manipulateur, ces dernières années.
« L’idée, c’était de laisser mille graines fleurir. Il y a eu des fleurs magnifiques, comme Wikipédia. Mais il y a aussi eu des fleurs empoisonnées. Nous avons fait notre possible, ce sera à la génération suivante de s’en occuper. »
De sa voix rauque, Jean-François Abramatic, premier président du consortium du Web, aujourd’hui retraité, évoque avec tendresse le legs de la dizaine de vétérans à avoir fait le déplacement, vendredi 27 avril, à Lyon, pour se remémorer le lancement de la toile il y a vingt-cinq ans, avec le lancement du World Wide Web le 30 avril 1993.
« L’ordinateur dépend de ton imagination »
A l’origine de son concept, le britannique Tim Berners-Lee, informaticien du CERN, le centre de recherche nucléaire européen. En 1989, ce passionné de systèmes hypertexte et de logiciel libre cherche à mettre au point un système permettant à des physiciens de consulter facilement leurs documents à distance en dépit de systèmes informatiques très différents.
« Mes parents avaient un ordinateur. Ils m’ont dit : “Ce que tu peux en faire, cela dépend de ton imagination” », relate-t-il. Ils l’incitent à montrer qu’un ordinateur est capable de faire des liens, à l’instar des gens rapprochant une odeur de nourriture au souvenir d’une ville ou de toute association d’idées.
Sous forme d’e-mails, de groupes de discussions et de serveurs à distance de type FTP, Internet existe déjà. « Toutes les conditions étaient réunies », relève Bebo White, chercheur à Stanford. La première présentation publique du Web a lieu en 1991 au Texas, au salon Hypertext’ 91, avec un modem du CERN et un téléphone emprunté à l’université de San Antonio. La salle est à moitié vide – la plupart des autres chercheurs sont alors au bar en train de boire de la marguarita, se rappelle l’ingénieure informatique Wendy Hall.
Le premier site du Web, http://info.cern.ch/, dans une version émulée de son affichage d’époque. / CAPTURE D’ÉCRAN
Xanadu, concurrent oublié du Web
Le CD-Rom et les systèmes en réseau se disputent alors l’avenir du partage de fichier. « Vous savez quel est le défaut du CD-Rom ? Il est comme la Terre plate : une fois que vous arrivez au bord, vous tombez dans le vide », argue à l’époque le charismatique Ted Nielson, inventeur de l’hypertexte et de Xanadu, un système précurseur du Web.
Car l’invention de Tim Berners-Lee n’est pas unique. Mais de toutes les solutions offertes pour partager facilement des documents, le Web est tout simplement la plus ouverte, relève l’ingénieur grec Panagiotis Takis Metaxas dans un sourire :
« Ted Nielson a fait une erreur : Xanadu n’était pas un réseau édité par tout le monde mais uniquement par des éditeurs sélectionnés. Tim a réussi en donnant le pouvoir à tout le monde. Le Web n’était pas une idée très forte, mais tout le monde pouvait y participer. L’égocentrisme a été sa “killer app” [termes en vogue dans les milieux des start-ups pour qualifier une fonctionnalité déterminante dans le succès d’un service]. »
Très vite, la Toile fait tomber la chemise. Le second site mis en ligne est celui des Horribles Cernettes, un groupe de rock parodique né au sein du CERN, et dont les paroles sont truffées de références aux activités des chercheurs. Surfing on the Web, écrite par Tim Berners-Lee lui-même, annonce la culture du second degré qui fera le succès de la Toile.
The First Photo of band on the Web - Les Horrible Cernettes "Surfing on the Web"
Durée : 03:01
L’appel de l’argent
« C’est allé très vite », se rappelle Jean-François Abramatic. Des sites populaires apparaissaient, tournés vers le grand public. « A un moment, un étudiant a créé un site sur le Louvre pour rendre service, cela a créé tout un émoi. On se rendait compte que l’outil n’était pas réservé aux ingénieurs, mais pouvait intéresser tous les citoyens. »
Issus du monde de la recherche, les pionniers voient alors le réseau comme un espace libre. Le Web est d’ailleurs surnommé par ses premiers adeptes infobahn, « l’autoroute de l’information ». Mais il ne faut que quelques années pour que s’immiscent entrepreneurs, intérêts privés et débrouillards en tous genres.
Leurs premiers étudiants des pionniers du Web y découvrent un moyen de se faire de l’argent, en achetant des mots-clés dans les moteurs de recherche pour y vendre des publicités adaptées. « J’avais appris un langage de programmation web à mon étudiante trois semaines plus tôt, elle se faisait 50 dollars par heure, je ne savais même pas qu’on pouvait faire de l’argent avec le Web », éclate de rire Panagiotis Takis Metaxas.
La page d’accueil d’Amazon en 1995. / BUSINESS INSIDER
Dès 1995, des sites marchands aujourd’hui majeurs comme Amazon et eBay sont lancés, tandis que Microsoft s’implante dans le paysage avec le navigateur Internet Explorer, désormais livré par défaut avec chacune des machines équipées de Windows. Peu à peu, le concept d’e-commerce supplante l’infobahn.
Bras de fer et grandes avancées
Le consortium du Web devient un lieu de décisions stratégiques, avec des bras de fer permanents dès qu’il s’agit d’adopter un nouveau standard, comme entre Netscape et Microsoft. « C’était comme au Monopoly, se rappelle Tim Berners-Lee, à chaque fois qu’une nouvelle application apparaissait, cela menaçait les intérêts commerciaux de quelqu’un, chacun voulait pousser ses intérêts. »
Mais les révolutions ne cessent de se succéder, par vague. En avril 1998, Sergey Brin et Larry Page présentent l’idée d’un moteur de recherche dynamique, capable de classer les sites par pertinence – le fameux PageRank de Google, qui redéfinit durablement les règles de la course à l’audience sur Internet. « Il a eu un impact sur toute la civilisation humaine », n’a pas peur d’affirmer Bebo White.
La page d’accueil de Google à ses débuts. / INTERNET
Puis en janvier 1999, apparaît le concept du Web 2.0 – un Internet non plus consultatif, mais participatif, qui fait confiance aux utilisateurs, et donnera notamment naissance à Wikipédia. Pour Jean-François Abramatic, c’est l’une des principales victoires de l’aventure du Web. « Rien que pour avoir permis l’émergence de Wikipédia pour mes petits-enfants, cela valait le coup », sourit-il.
Les fleurs empoisonnées du Web
Rapidement s’ouvre l’ère de la domination des réseaux sociaux avec l’arrivée de Facebook, Twitter ou encore YouTube. « Tous ces acteurs ont été occupés à me mettre la laisse au cou, ils ont une armée de professionnels pour nous faire signer des choses auxquelles on ne comprend rien, et c’est légal ! », s’étrangle Robert Cailliau, inventeur de la Web Conf, avant de qualifier les géants du Web d’« impéralistes qu’on distingue à peine d’états totalitaires, [qui] décident ce qui est acceptable ou non ». Jean-François Abramatic cible de son côté les fake news parmi les « fleurs empoisonnées » du Web.
Vingt-cinq ans après, Robert Cailliau fait le constat d’une utopie laissée à la dérive, faute de vigilance. « La respublica devrait servir ses citoyens, il faut pour ça des règles de conduite. Je ne suis pas en faveur des cathédrales, mais pas non plus en faveur du bazar. Il faut implanter des règles, un système de régulation », exhorte désormais le chercheur désabusé.