Cannes 2018 : « Under the Silver Lake », quand les hipsters prennent la succession des privés
Cannes 2018 : « Under the Silver Lake », quand les hipsters prennent la succession des privés
Par Thomas Sotinel
Lointain descendant de Philip Marlowe, le héros de David Robert Mitchell nous emmène dans un labyrinthe au parfum de chewing-gum.
Philip Marlowe n’y retrouverait pas ses petits, ni son chemin. Le détective privé créé par Raymond Chandler, interprété à l’écran par Elliott Gould et Humphrey Bogart, naviguait comme personne dans les labyrinthes de Los Angeles. Mais il n’aurait jamais pu filer et enquêter sur le garçon qui sillonne la ville dans Under the Silver Lake : trop d’incohérences dans son itinéraire, impossible de recueillir un récit qui ait du sens à partir des éléments que Sam (Andrew Garfield) collecte.
Pourtant, si l’on s’en tient à la géographie cinématographique de Los Angeles, on est en terrain familier. L’observatoire, comme dans La Fureur de vivre, un réservoir, comme dans Chinatown, une villa palatiale comme dans Le Grand Sommeil. Ces repères sont des leurres. Pour son troisième long-métrage, David Robert Mitchell se veut iconoclaste. La quête de Sam sera vaine, les icônes, les classiques, jusqu’aux souvenirs, seront vidés de leur sens, éviscérés. En guise d’anesthésique, le cinéaste recourt à sa naturelle facilité d’expression et à un humour désinvolte qui charme un moment.
Collage de pastiches
Mais le film dure deux heures et quart. C’est beaucoup pour une collection de citations, un collage de pastiches. D’autant que la circulation des personnages est limitée, du réservoir de Silver Lake à Griffith Park, quelques kilomètres carrés qui furent chicanos et sont aujourd’hui à un stade avancé de gentrification. C’est là que vivote Sam, venu à la poursuite d’on ne sait quel rêve (et on ne le saura jamais), sans travail, sans argent, en voie d’expulsion de son appartement. Il passe ses journées à observer ses voisines à la jumelle, surtout la quinquagénaire qui aime se promener torse nu (coucou, Fenêtre sur cour, d’Alfred Hitchcock, adieu le mythe du voyeur sauveteur), jusqu’à ce qu’il remarque une nouvelle venue. Sarah (Riley Keough) accueille ses attentions avec bienveillance, voire plus, avant de disparaître dans des circonstances inexplicables.
Alors que les enquêtes de Philip Marlowe et de ses héritiers (Jake Gittes dans Chinatown, Doc Sportello dans Inherent Vice) étaient ponctuées de coups assénés sur le chef des détectives, les recherches de Sam sont scandées de prises plus ou moins volontaires de stupéfiants. Andrew Garfield sait admirablement adopter l’expression et la gestuelle d’un type défoncé. Il arrive même à faire passer quelques sentiments à travers la brume psychotrope qui nimbe son personnage. Son attachement à la belle disparue, son angoisse d’avoir raté sa vie.
Humour sardonique
Le scénario le fait aller et venir entre ses amis obsédés par tout ce que la culture populaire leur promet (sexe, drogue, rock’n’roll) sans jamais le leur offrir, versions inquiétantes des geeks de Big Bang Theory, les hipsters angelinos (plus beaux, plus riches aussi, sans doute, que leurs homologues de Brooklyn) et l’élite, le 1 %. Ce sont ces derniers – Sam finit par s’en convaincre – qui détiennent la clé des codes mystérieux que dissimulent les figures universellement partagées de la culture populaire. Chaque chanson renferme une carte au trésor, chaque film recèle la recette de la transmutation des métaux. Sous la ville se cachent des mystères auxquels seul l’argent donne accès.
La bizarrerie des situations auxquelles conduit cette vision du monde doit beaucoup au Mulholland Drive, de David Lynch. Vingt ans bientôt après la présentation du film dans le même festival, l’inquiétude métaphysique de l’auteur de Lost Highway a laissé la place à l’humour sautillant et sardonique de David Robert Mitchell, un peu comme Ricky Nelson et Pat Boone s’assirent jadis sur le trône laissé vacant par Elvis Presley. Under the Silver Lake, c’est du Lynch bubble gum.
Le parfum n’est pas désagréable. Avec son chef opérateur Mike Gioulakis, David Robert Mitchell s’amuse à recréer les lumières et les teintes des films hollywoodiens en couleurs de l’après-guerre. La partition symphonique de Rich Vreeland rend hommage, elle aussi, à cet âge d’or, tout en se mariant à une impressionnante playlist qui remonte jusqu’à la plus haute antiquité du rock, REM et Nirvana, en l’occurrence. Le héros n’a pas encore 30 ans.
Pour filer la métaphore du chewing-gum, ce parfum synthétique et sophistiqué est loin d’être désagréable. Mais après l’avoir mastiqué pendant 135 minutes, il a perdu presque toute sa saveur.
Under the Silver Lake | Official Trailer HD | A24
Durée : 02:16
Film américain de David Robert Mitchell. Avec Andrew Garfield, Riley Keough, Topher Grace (2 h 15). Sortie en salle le 8 août. Sur le Web : www.le-pacte.com/france/prochainement/detail/under-the-silver-lake et a24films.com/films/under-the-silver-lake