A Lyon, une péniche très sélective
A Lyon, une péniche très sélective
Par Jessica Gourdon (Envoyée spéciale à Lyon)
La déchetterie flottante River Tri, à quai sur la Saône chaque samedi, a obtenu le Prix « Le Monde » - Smart Cities de l’innovation urbaine.
En ce samedi matin ensoleillé, Louis Sirot a rempli la remorque de son vélo électrique avec « cinq cartons de vieux trucs ». En l’occurrence deux néons, un lecteur de DVD, des insecticides, un décodeur, une lampe cassée… Direction le quai Fulchiron, au bord de la Saône, en plein cœur de Lyon. C’est ici que s’amarre, tous les samedis, la péniche River Tri, une déchetterie flottante unique en Europe. Les employés en combinaison orange fluo aident le cycliste lyonnais à décharger ses cartons et à répartir leur contenu dans les grands bacs qui font face au quai : métal, textiles, meubles, batteries, produits chimiques, écrans, encombrants… En fin de journée, la péniche se dirigera vers le port avec ses conteneurs, qui seront ensuite dirigés vers les filières de recyclage.
Quel est le potentiel de River Tri ? Depuis décembre 2016 et jusqu’à la fin 2018, cette structure expérimentale est financée par plusieurs institutions (la région et la métropole de Lyon, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie…), qui ont rassemblé 2,4 millions d’euros pour concevoir et faire tourner ce projet. L’enjeu : désengorger les deux déchetteries de la ville, limiter le trafic des camions de collecte dans le centre, encourager les habitants à trier à proximité de chez eux, limiter les trajets en voiture jusqu’aux déchetteries périphériques, mieux utiliser le potentiel des fleuves en ville… « Et au vu du prix du foncier à Lyon, l’idée de mettre une déchetterie sur l’eau, c’est une vraie solution », affirme François Pyrek, l’un des directeurs de Suez Rhône-Alpes, exploitant de River Tri.
Si l’idée semble simple, la réalisation a été plus compliquée qu’on ne l’imagine. Il a d’abord fallu trouver un bout de quai accessible et non utilisé, qui ne sont plus si nombreux à Lyon. Le consortium qui exploite River Tri – Suez, la Compagnie fluviale de transport, Voies navigables de France (VNF) et la Compagnie nationale du Rhône – a ensuite racheté à Lafarge une barge de 65 mètres qui transportait auparavant du sable, et l’a transformée en déchetterie. Pour cela, il a fallu concevoir un système breveté de bennes dotées de bras robotisés, qui permettent aux habitants de jeter directement, depuis le quai, leurs différents déchets dans le bateau.
La métropole, qui finance en partie le projet, décidera-t-elle de pérenniser cette installation ? En vitesse de croisière, River Tri tournerait avec « 500 000 euros par an », estime François Pyrek. Une somme conséquente au vu des cent usagers qui s’y rendent, en moyenne, chaque samedi. Pour mieux rentabiliser cette installation, d’autres jours d’ouverture hebdomadaire sont à l’étude, avec pourquoi pas une utilisation par des professionnels. A l’avenir, Suez aimerait développer ce type de service ailleurs – plusieurs métropoles s’intéressent déjà au projet – ou le décliner sous différentes formes, par exemple pour collecter les déchets des paquebots de plaisance.
Pas de déchets putrescibles à bord
« Le potentiel des fleuves pour le transport de déchets est énorme », estime Cécile Cohas, de VNF. Certaines agglomérations misent déjà dessus. En région parisienne, des mâchefers sont transportés sur des barges à la sortie des usines d’incinération, afin de réduire le trafic routier. « Le gros atout du transport fluvial des déchets, c’est que les barges peuvent transporter des quantités très importantes, commente Marie Douet, chercheuse au Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement. Et c’est un mode de transport peu polluant. » Mais pas complètement écologique. Le « pousseur » de River Tri fonctionne avec un moteur à essence. Pour la deuxième phase, les concepteurs planchent sur un moteur alimenté par une batterie à hydrogène, pour atteindre l’objectif d’une « déchetterie zéro émission ».
Reste que ce type d’installation comporte diverses contraintes. Gaël Cellier, en sueur après être descendu de chez lui avec un sac de gravats fixé sur un diable, doit faire demi-tour : River Tri ne les prend pas, trop lourds. A peine fâché, cet habitant du vieux Lyon trouve quand même l’idée de la déchetterie fluviale « géniale », et promet de revenir avec des cartons. Louis Sirot regrette, quant à lui, que River Tri ne récupère pas ses déchets verts, mais rien de putrescible n’est admis sur la péniche.
Le principal inconvénient de cette déchetterie fluviale en plein air reste que son fonctionnement dépend des conditions météorologiques, et en particulier des crues. En 2017, elle a dû fermer deux samedis dans l’année seulement, « mais en 2018, on n’a pas pu amarrer la péniche pendant plus de deux mois », reconnaît François Pyrek. Certains habitants, qui avaient fait le déplacement et découvert l’absence de la péniche sur le quai Fulchiron, avaient laissé leurs déchets sur place, livrés au vent… L’information des habitants en temps réel, par une page Web ou les réseaux sociaux, reste à créer.
Si l’expérience River Tri est encore perfectible, il est certain qu’elle suscite l’enthousiasme de ceux qui s’y rendent. On y vient seul, en couple ou en famille, en voiture ou à pied. Souvent, on profite de ce joli décor au bord de l’eau pour discuter avec d’autres habitants ou avec les employés de River Tri. « Les gens nous posent beaucoup de questions, on leur apprend deux ou trois trucs sur le recyclage », raconte Johan, un étudiant en psychologie qui travaille comme intérimaire à River Tri. Sur ce bout de quai, une nouvelle vie s’est créée. Et ce matin-là, ils ont été nombreux à demander : « Pourquoi vous ne vendez pas des cafés ? »