L’agonie sans fin du Cachemire
L’agonie sans fin du Cachemire
Par Julien Bouissou (New Delhi, correspondance)
Coupée en deux depuis la séparation entre l’Inde et le Pakistan, en 1947, cette région est minée par la guerre. Le photographe Cédric Gerbehaye montre, côté indien, des habitants pris au piège entre l’armée et les rebelles séparatistes.
Funérailles d’un militant du groupe séparatiste Hizbul Mujahideen tué en mars 2017 par l’armée indienne dans le sud de la province. / Cédric Gerbehaye
C’est un conflit qui dure depuis si longtemps qu’il a presque disparu de l’actualité, comme si le monde s’y était résigné. La guerre, ou plutôt les guerres du Cachemire, ont fait au moins 70 000 morts et 8 000 disparus parmi les civils depuis la fin des années 1980. Il y a la guerre d’usure que se livrent le Pakistan et l’Inde le long de la Ligne de contrôle, une bande de terre qui coupe le Cachemire en deux depuis la partition des Indes britanniques, en 1947. Et cet autre conflit, qui n’oppose pas deux armées mais les forces de sécurité aux habitants du Cachemire indien, qui réclament leur indépendance, leur rattachement au Pakistan, ou au moins un référendum d’autodétermination.
Ce « problème », comme l’appelle pudiquement New Delhi, précipite les Cachemiris dans la folie ou la dépression. Les photographies de Cédric Gerbehaye présentent les ravages psychologiques de cette guerre sans fin, qui gangrène le quotidien de la population, coincée entre une armée omniprésente et l’insurrection séparatiste. Avec près de 600 000 soldats déployés dans la région, le Cachemire est l’une des régions les plus militarisées au monde.
Des familles terrorisées
Cédric Gerbehaye montre l’impact psychique de cette guerre en photographiant notamment un hôpital psychiatrique décati où l’on soigne les patients par électrochocs. Près d’un habitant sur cinq souffre de stress post-traumatique et la moitié de dépression. La nuit, les forces de sécurité multiplient les raids dans les foyers soupçonnés d’aider ou d’abriter des militants engagés dans la lutte armée contre les autorités indiennes, laissant des familles entières terrorisées.
Dans les geôles de la plus grande démocratie du monde, on pratique la torture à huis clos. Comme l’ont révélé les câbles diplomatiques publiés par WikiLeaks en 2010, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a dénombré au Cachemire six formes de torture, allant de l’électrocution aux jambes écartées à 180 degrés ou à la suspension au plafond.
Tué par des jets de pierres
Ici, la mort peut frapper n’importe qui. Comme cet homme, décédé le matin même, et pleuré par ses parents âgés dans la pénombre de leur salon. L’armée lui avait ordonné de transporter à bord de son pick-up les urnes contenant des bulletins de vote. Pris à partie par des manifestants cachemiris, il a été tué par des jets de pierres. Le chauffeur de ce pick-up refusait pourtant de travailler pour l’armée, mais elle ne lui avait pas laissé le choix. Personne n’échappe vraiment à la guerre, au Cachemire indien.
Parfois, la colère se réveille et des éruptions de violence secouent la région, comme au lendemain de la mort d’un jeune militant séparatiste Burhan Wani, tué par l’armée indienne à l’été 2016. Pour la première fois, les forces paramilitaires et la police ont dispersé les foules de manifestants en faisant usage de carabines à plomb avec des cartouches de près de 500 granules qui provoquent défigurations et lésions oculaires. Cédric Gerbehaye a rencontré des victimes qui lui ont montré leurs radiographies, criblées de traces de billes de plomb, pour montrer les dégâts causés par cette arme.
Parfois, c’est tout simplement le désarroi qui surgit dans ses images, comme ce vieil homme à la barbe blanche et au regard hébété rencontré dans un lieu saint de Srinagar, dont l’âge ne doit pas être très éloigné du conflit au Cachemire, qui entre dans sa 72e année.