« Un nouveau journalisme d’enquête émerge en Afrique de l’Ouest »
« Un nouveau journalisme d’enquête émerge en Afrique de l’Ouest »
Propos recueillis par Joan Tilouine
Will Fitzgibbon, du Consortium international des journalistes d’investigation, a coordonné l’opération « West Africa Leaks », qui révèle des affaires délicates.
C’est un travail sans fin ou presque. Le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont Le Monde est partenaire, continue d’explorer les énormes bases de données constituées grâce aux fuites (« leaks ») qui ont permis de révéler des arcanes de la finance offshore et du blanchiment. De ces dizaines de millions de documents ont émergé des enquêtes collaboratives menées par des journalistes du monde entier.
Cela a commencé en 2012 avec les « Offshore Leaks ». Trois ans plus tard, les « SwissLeaks » donnaient à comprendre un système de fraude, d’évasion et d’optimisation fiscale mis en place par la filiale suisse de la banque HSBC. S’ensuivirent les « Bahamas Leaks » l’année suivante, puis les « Panama Papers » et enfin les « Paradise Papers », qui explorent les pratiques de cabinets d’avocats spécialisés dans les montages financiers passant par les paradis fiscaux.
Le continent africain n’est pas épargné. Selon les Nations unies, l’évasion fiscale s’élève à 50 milliards de dollars par an (près de 43 milliards d’euros), affectant considérablement les économies de certains pays. Plus d’un tiers de ce montant s’évade d’Afrique de l’Ouest, où des Etats tels que le Nigeria ont lancé des campagnes de lutte contre la fraude fiscale.
Treize journalistes de la région ont eu accès à l’intégralité des bases de données constituées par l’ICIJ et ses partenaires depuis 2012. Pendant des mois, des enquêteurs du Mali, du Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Ghana, de la Sierra Leone, du Bénin, du Togo, du Tchad ou du Niger se sont plongés dans ces millions de documents. Leurs enquêtes dévoilent les pratiques d’un candidat à l’élection présidentielle au Mali ou d’un homme d’affaires proche du chef de l’Etat togolais. Elles se penchent sur un contrat de livraison d’hélicoptères russes aux forces tchadiennes par un marchand d’armes français proche du président Idriss Déby via des sociétés établies au Panama.
Cette opération baptisée « West Africa Leaks » a été coordonnée par le journaliste Will Fitzgibbon, qui revient, pour Le Monde Afrique, sur les difficultés rencontrées par l’ICIJ.
Quelle est la genèse de cette nouvelle enquête ?
Will Fitzgibbon Tout a vraiment commencé en février à Dakar, où nous nous sommes retrouvés, avec une dizaine de journalistes ouest-africains, pour réfléchir à la meilleure manière de traiter ces données avec une approche régionale. Les différentes fuites regorgent encore de documents non exploités, qui nécessitent des expertises locales et une connaissance fine des acteurs de pays parfois moins scrutés par les journalistes lors des opérations précédentes.
Nous avions déjà collaboré avec des journalistes du continent africain, mais ils étaient trop peu à mon sens. Il fallait aller plus loin, donner accès aux documents à plus de journalistes expérimentés et prendre le temps d’enquêter en profondeur. Pour ce faire, l’ICIJ a créé ce projet avec des médias et des journalistes de la région, en partenariat avec la Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest (Cenozo).
Comment avez-vous sélectionné les journalistes ?
Nous connaissions déjà la moitié d’entre eux. On savait qu’ils étaient bons mais qu’ils n’avaient pas eu le temps de fouiller les bases de données comme ils le souhaitaient ou qu’ils n’avaient pas eu accès aux anciennes fuites. D’autres, identifiés par la Cenozo et moi-même, nous ont rejoints. Il s’agit de travailler avec des journalistes qui ont démontré leur capacité et leur envie d’enquêter, mais aussi leur indépendance vis-à-vis des puissances politiques et économiques dans leurs pays. Car je ne veux pas que des données finissent entre les mains d’hommes politiques, de la présidence ou des services de renseignements. C’est ma grande crainte, et pas seulement en Afrique. Ce n’est pas arrivé jusqu’à présent.
Comment ont réagi les personnes mises en cause dans vos enquêtes et à qui vous avez donné l’opportunité de s’expliquer ?
La plupart n’ont pas daigné répondre aux journalistes de leur pays. Certains se pensent tellement puissants et intouchables qu’ils n’estiment pas important de répondre à un journaliste local. Parfois, j’ai dû moi-même les appeler de Washington et, étonnamment, ils répondaient à un appel passé des Etats-Unis. Pour l’anecdote, l’homme d’affaires togolais Patrice Yao Kanekatoua [ancien patron de banque et proche du président Faure Gnassingbé] pensait recevoir un appel de l’ambassade de son pays à Washington.
D’aucuns menacent de porter plainte, mais la plus grande tentative d’intimidation à laquelle nous avons dû faire face a été d’ordre économique. Comme cet homme d’affaires interrogé par un journaliste sur ses sociétés figurant dans les « Panama Papers » et qui, le jour même, passe une grande commande de publication dans le journal pour lequel il travaille dans l’espoir d’empêcher la publication.
Plusieurs journalistes ont vu leurs enquêtes refusées par leurs rédacteurs en chef car leurs articles mettaient en cause des hommes politiques ou de puissants acteurs économiques qui bénéficient d’une sorte d’impunité. Dans ce cas-là, les journalistes ont réussi à publier dans d’autres médias. Mais dans certains pays, comme en Côte d’Ivoire, les journaux sont concentrés entre les mains d’acteurs politiques et économiques qui ont tenté de publier des contre-enquêtes insinuant que les « West Africa Leaks » étaient instrumentalisées…
Quel regard portez-vous sur l’évolution du journalisme d’enquête en Afrique ?
Ces dernières années, on a vu émerger une nouvelle scène de journalistes d’investigation en Afrique de l’Ouest. Comme au Mali et au Togo, où sont apparues des cellules structurées. C’est encore embryonnaire, mais il y a une envie et des concrétisations. L’impunité des puissants est dure à briser. Pour beaucoup de ces journalistes, il s’agit d’apprendre l’investigation, qui nécessite des mois de travail, en la pratiquant dans un contexte parfois très compliqué.
A l’ICIJ, on est assis sur des milliers de dossiers qui restent à explorer. Pour moi, il fallait le faire avec ces journalistes d’investigation ouest-africains pour que ces histoires sortent de nos serveurs. Le fait de travailler à plusieurs, de partager ses expériences, de se soutenir et de rendre le plus visible possible les enquêtes me semble être un pas important dans la consolidation du journalisme d’enquête en Afrique.
Il y a des figures du journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest. Comme le Ghanéen Anas Aremeyaw Anas, qui le pratique dans sa forme la plus agressive, à travers des infiltrations spectaculaires et le recours à la caméra cachée dans le but d’obtenir des condamnations. Comment situez-vous les « West Africa Leaks » par rapport à ce type de journalisme ?
Anas réalise un travail extraordinaire et très reconnu dans la région. Il inspire des journalistes africains et suscite des débats. Avec les « West Africa Leaks », nous favorisons l’existence d’un autre type d’investigation. Pour révéler des scandales et faire trembler les puissants, je ne crois pas que nous soyons obligés de recourir à l’infiltration, qui est d’ailleurs, selon moi, une pratique à utiliser avec parcimonie, voire à éviter sauf lorsque c’est vraiment nécessaire.
D’autres méthodes plus délicates, plus subtiles et moins engagées, peuvent se révéler très efficaces. Nous n’accomplissons pas notre devoir de journalistes d’investigation si nous ne creusons pas dans le détail les documents déjà à notre disposition, qu’ils soient publics ou confidentiels. Les « West Africa Leaks », je l’espère, vont motiver d’autres journalistes pour enquêter en s’appuyant sur des documents déjà existants. Pour moi, le journalisme d’investigation, ce n’est pas porter des lunettes noires et une fausse moustache, mais plutôt passer des mois devant un écran d’ordinateur et des documents avant de se rendre sur le terrain.
Le journaliste d’investigation ghanéen Anas Aremeyaw Anas apparaît toujours en public le visage recouvert d’un masque. / DR
A la suite des révélations de la presse fondées sur les « leaks », un chef de gouvernement a démissionné en Europe, des enquêtes judiciaires et des procès ont été déclenchés, des sociétés ont été fermées… Qu’en est-il en Afrique ?
Il faut être franc : on n’a pas vu en Afrique de conséquences directes comme on a pu observer en Europe, en Asie, aux Etats-Unis ou en Amérique du Sud. Prenons l’exemple du Nigeria. Le président du Sénat [Bukola Saraki] est resté en fonction malgré les circuits financiers offshore dévoilés par les « Panama Papers » et les « Paradise Papers », qui ont démontré qu’il violait la loi nigériane. Ce cas démontre bien le problème de l’impunité.
Pour le moment, de par les structures politiques des Etats africains, on ne peut pas mesurer les impacts des enquêtes journalistiques avec les mêmes standards qu’ailleurs. Mais ce travail des journalistes fait changer les mentalités des puissants. Le fait pour un journaliste de ne plus hésiter à faire réagir les personnes les plus influentes sur des malversations présumées constitue un changement important. Ça leur fait comprendre que tôt ou tard, des journalistes enquêteront sur elles et qu’elles devront répondre ou voir leur visage en une des journaux.
Pour ce projet comme pour les autres, l’impact le plus important à mon sens est dans la rue. Les gens en parlent et sont sensibles à ces complexes problématiques financières. Parlez à un chauffeur de taxi au Malawi ou au Mali des « Panama Papers » et vous verrez ! Il sait de quoi il s’agit.
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