Corentin Moutet, le 3 mai, au CNE, à Paris, Porte d’Auteuil. / Laura Stevens pour Le Monde

Sur son fil Twitter, les fantômes de Brel, Barbara et Brassens s’entrechoquent avec Damien Saez et les vers de Baudelaire et Rimbaud se mêlent indifféremment au flow du rappeur Guizmo. Corentin Moutet, lui, est bien vivant, et on ne peut plus sérieux puisqu’il a 19 ans. Il serait toutefois bancal de lui coller l’étiquette réductrice d’« intello » du tennis français.

D’abord parce qu’il le dit lui-même, s’il écoute « souvent de la musique française » et joue quelquefois du piano, il ne lit « pas autant que ça » : « J’adore acheter des livres, c’est un kif. Mais le nombre de livres que je ne lis pas… et j’en achète d’autres avant d’avoir lu ceux que je viens d’acheter », nuance-t-il depuis le Central national d’entraînement jouxtant Roland-Garros, où il dispute le premier tour ce dimanche, face au géant croate Ivo Karlovic (2,11m).

Ensuite parce qu’il n’a jamais aimé les études. « J’ai détesté l’école, vraiment. J’ai arrêté en seconde. Je n’aime pas l’idée qu’on m’inculque un savoir, l’autorité qu’ont les profs sur les élèves me dérangeait. » Alors il comble en quelque sorte son retard en griffonnant des idées de lectures au gré des morceaux qu’il écoute.

« Espoir ? Je n’aime pas ce mot »

Cet après-midi-là, à trois semaines de Roland-Garros, il revient d’une virée à La Fnac et extrait de son sac une flopée de classiques : Fêtes galantes et Romances sans paroles (Verlaine), Poésies complètes (Rimbaud), Le Spleen de Paris (Baudelaire), mais aussi On ne badine pas avec l’amour (Musset), le J’accuse de Zola et Les Justes d’Albert Camus.

Pour le moment, sa bibliothèque s’étoffe plus vite que l’armoire à trophées ATP dont le plus glorieux qui la garnit à ce jour est un Challenger (la deuxième division du tennis), conquis à Brest à l’automne 2017 aux dépens du rookie grec Stefanos Tsisipas. Mais il n’y a là rien d’anormal : la transition avec le circuit principal, où il a gagné ses premiers matchs en février, est encore fraîche pour Moutet, 143e mondial, abonné aux tournois Futures (la 3e division) il n’y a pas si longtemps.

Jusque-là, son parcours chez les jeunes a été abondamment commenté. Ce fut un sans-faute au niveau national, sacré champion de France dans chacune des catégories depuis ses 12 ans – du jamais-vu. A 15 ans et sept mois, il devenait le deuxième plus jeune Français à intégrer le classement ATP, après un certain Richard Gasquet. Alors forcément… Les médias ont aussitôt estampillé l’adolescent « diamant brut », « chef de file de la relève tricolore » et titré sur le « grand espoir du tennis français », à son grand regret. « Je n’aime pas ce mot, ça évoque l’idée d’un truc qui finit par se briser, être un espoir, c’est ne pas réussir », développe-t-il d’une voix placide.

Les prédispositions de l’adolescent interpellent les observateurs presque autant que ses accès de colère et le nombre de raquettes mises en bière. Le jeune homme tout en retenue en dehors du court, est parfois atrabilaire au dedans. Ecorché vif ? « Je dirais plus robuste fragile ». Il travaille à gommer cette vulnérabilité. « C’est plutôt essayer de voir le positif plutôt que le négatif dans les situations. On me dit que c’est mental mais je trouve que c’est plus psychique. Le meilleur travail mental, c’est apprendre à mettre son mental de côté, ce n’est pas de la réflexion. »

Laurent Reymond, son entraîneur depuis octobre 2016, l’explique par un degré d’exigence « trop élevé » chez son joueur : « Il ne supporte pas de rater, il recherche toujours la perfection, or c’est impossible. » « C’est un vrai matcheur, complète l’avocat Alexis Gramblat, ami de la famille qui le côtoie depuis ses débuts au Tennis club de Paris. Il n’y a qu’à le voir jouer pour comprendre que c’est quelqu’un qui aime le jeu pour le jeu, il a une très bonne analyse tatique et une science de la géométrie du court. »

On s’extasie devant son revers à deux mains, on loue son tennis inspiré et lui reconnaît un certain sens du spectacle. « “Spectacle”, je ne pense pas que ce soit le bon mot car je ne cherche pas à être acteur ou à jouer un rôle. Je n’essaie pas de faire plaisir au public, j’essaie juste d’interagir. Mais ce n’est pas réfléchi. Il y a des jours où ils vont me détester, d’autres où ils vont m’apprécier, d’autres encore où il ne va rien se passer », tempère ce faux gaucher (il joue au tennis de la main gauche, mais est droitier le reste du temps), caractéristique qu’il partage avec Rafael Nadal, sa référence.

Quand on lui demande ce qui le porte au quotidien, il commence par esquisser un sourire : « Moi, je ne suis pas motivé tous les jours, pour être honnête ! Il y a des jours où on se force, comme tous les gens qui travaillent. » Il voit surtout dans le tennis professionnel un tremplin pour lui ouvrir des portes, vante « la qualité de vie qui va avec : aller dans de beaux hôtels, rencontrer plein de gens différents, pouvoir pratiquer des langues… ».

« Il a l’antidote pour répondre aux gros serveurs »

Laurent Reymond a un avis un peu différent sur la question, constatant un engagement supérieur à la moyenne. « Je l’ai déjà vu rallumer les lumières du court à 22 heures pour jouer un set », en veut-il pour preuve. Le Français est un poids plume (1,75 m pour 68 kg) sur un circuit où le morphotype moyen dans le Top 10 est de 1,93 m pour 88 kg, mais il ne faudra pas le prendre à la légère, selon son entraîneur : « Le circuit a toujours compté des joueurs qui savaient proposer de l’opposition malgré un gabarit intermédiaire… Et puis il a l’antidote pour répondre aux gros serveurs, surprendre l’adversaire, il sait faire, peut-être parfois même un peu trop… » Son adversaire du jour, Karlovic, en avait fait l’expérience à Quito, début février, battu par son cadet en trois sets.

L’an passé, pour son dernier Roland-Garros juniors avant son passage définitif sur le circuit professionnel, Corentin Moutet avait été frappé du mal qui atteint subitement les Français chaque année à la fin mai. « Je suis arrivé tétanisé et je n’ai pas réussi à jouer. Mais je me suis mis la pression tout seul. On apprend, ça ne m’arrivera plus d’arriver aussi tendu. »

Il ne s’en prend qu’à lui-même, mais il maintient que « c’est très dur » pour un Français de jouer à Roland-Garros. « Le public n’est pas toujours pour le local, j’ai l’impression qu’on leur doit quelque chose pour qu’ils soient pour nous. A l’étranger, c’est comme un match de football, tout le public est derrière son joueur. Ici, tout le monde veut nous voir gagner un Grand Chelem donc j’ai envie de dire : aidez-nous ! » L’appel aux spectateurs du court numéro 7, théâtre de son premier match, est lancé.