Paolo Savona, le 10 octobre 2008. / FABIO FRUSTACI / AFP

Officiellement, c’est à cause de lui. En quelques heures, Paolo Savona est devenu le point de crispation qui a précipité, dimanche 27 mai, l’Italie dans un chaos politique d’ampleur. Le voir nommé au ministère de l’économie était « impossible » pour le président italien, Sergio Mattarella. Un veto présidentiel qui a conduit le président du conseil, Giuseppe Conte, à renoncer à former un gouvernement, trois petits jours seulement après avoir été choisi par la Ligue et le Mouvement 5 étoiles, après des semaines de tractations.

La presse italienne ne s’y était pas trompée, en le caricaturant la semaine passée sous les traits d’un loup tout droit sorti d’un conte. « Qui a peur de cet homme ? », titrait le 25 mai le quotidien Libero, pressentant déjà la paralysie politique à venir. Sous cette interrogation, le visage d’un octogénaire en costume gris anthracite et cravate sombre, semblant défier le lecteur du regard.

Vieux briscard de la politique italienne

C’est peu dire que Paolo Savona n’est pas un bizut de la politique italienne, et semble porter en lui le germe de la division. Né à Cagliari en octobre 1936, le Sarde se fait vite remarquer à la table familiale, s’opposant souvent à son père, officier de marine fasciste. « Je suis un fils de l’ère libérale-démocrate et les affrontements avec lui étaient constants », relate Paolo Savona dans son autobiographie parue le mois dernier, Comme un cauchemar et un rêve.

Pour s’extraire de ce milieu familial, le jeune Paolo Savona choisit l’école pour briller. Après une maîtrise en économie et commerce dont il sort diplômé en 1961 avec les éloges du jury – tout en s’attirant les foudres de son professeur de comptabilité pour avoir soutenu des thèses polémiques –, le jeune homme commence sa carrière au département recherche de la Banque d’Italie.

Pour son service militaire, Paolo Savona fait un détour par le régiment d’infanterie alpin Leoni di Liguria (« les lions de la Ligurie »), où il découvre la vie de caserne – « un lieu de relaxation comparé à la rigueur imposée par mon père » – et « la notion de devoir qui l’emporte toujours sur celle de pouvoir ».

Rapidement, l’universitaire se spécialise en économie monétaire, suivant notamment un cursus dans la prestigieuse université américaine du Massachusetts Institute of Technology (MIT), où il étudie les taux de l’économie italienne. Devenu directeur de la Banque d’Italie, il quitte ses fonctions en 1976 pour embrasser la carrière de professeur de politique économique à l’université de Cagliari, puis à la Pro Deo de Rome.

A ce poste, le spécialiste du marché monétaire italien façonne sa pensée, et multiplie les publications au temps de la crise pétrolière, du libéralisme de Reagan et de l’avènement de Thatcher au Royaume-Uni. Un travail remarqué au point de lui permettre de faire ses premières armes en politique, dont il deviendra rapidement un vieux briscard. D’abord comme secrétaire général au ministère du budget, puis comme directeur général de la Confindustria, le patronat italien. En 1993, un an après la signature du traité de Maastricht, auquel il s’opposait au motif qu’il mettait en place « trop de rigueur dans un marché qui a besoin de flexibilité », l’économiste accède au poste de ministre de l’industrie.

Paolo Savona, alors ministre de l’industrie, en avril 1994. / Associated Press

« L’histoire jugera ces pays »

Les dirigeants européens apprennent vite à connaître ce personnage singulier, qui ne lésine pas sur les formules polémiques. « L’histoire jugera ces pays », professe-t-il au moment où se précise l’idée d’une monnaie commune. De son propre aveu, Paolo Savona décrit l’euro, cette « créature mal construite », comme « l’inquiétude de [sa] vie professionnelle », bien qu’il se déclare fervent soutien du projet européen, à condition qu’il ne devienne pas « une forme d’Etat supranational ».

Dès la mise en place de l’euro, Paolo Savona, qui occupe entre autres pendant un an en 2005 le poste de chef du département des affaires européennes du troisième gouvernement Berlusconi, cultive son opposition. En 2014, celui qui est membre de plusieurs conseils d’administration de grandes entreprises italiennes affirme que le pays doit préparer un plan B de sortie de l’euro. « Il y aurait un fort choc initial, prophétise-t-il alors, mais dans un délai maximal de deux ans, la situation reviendrait à l’équilibre. »

Devenu personnage de polémiques, Paolo Savona est régulièrement taxé de germanophobie. L’Allemagne, selon lui, a « pensé et créé l’euro pour contrôler et exploiter les autres pays européens de manière coloniale ». « Berlin n’a pas changé de point de vue sur son rôle en Europe après la fin du nazisme, tout en ayant abandonné l’idée de l’imposer militairement », écrit-il ainsi, baptisant la monnaie unique « la prison allemande ».

En 2017, dans une interview à Libero, il va même plus loin : « Ceux qui se disent aujourd’hui européistes sont en réalité anti-italiens » ou encore « il n’y a pas d’Europe, mais une Allemagne entourée de peureux ».

« Une personnalité éminente, reconnue, appréciée »

Ces positions le conduisent rapidement à être courtisé par les partis antieuropéens, qui prospèrent en temps de crise économique. Bien que menacé par la justice dans une affaire de délit d’initiés alors qu’il était président d’Unicredito entre 2008 et 2010, Paolo Savona est « une personnalité éminente, reconnue, appréciée », a ainsi répété la semaine passée le dirigeant de la Ligue (ex-Ligue du Nord), Matteo Salvini. Ce dernier disait ainsi compter sur lui pour aller, « fort de son autorité et de sa connaissance, aux rendez-vous européens, non pas pour tout mettre sens dessus dessous, mais pour reconstruire, pour remettre en marche un moteur qui sinon reste à l’arrêt ».

Pour le président Sergio Mattarella, les prises de position trop europhobes de Paolo Savona le rendaient incompatible avec la fonction. « Dans mon rôle de garant, je ne pouvais pas accepter un choix qui aurait pu conduire à la sortie de l’Italie de l’euro, et provoquer les inquiétudes des investisseurs italiens et étrangers », s’est-il justifié dimanche soir, dans un discours historique.

« Je suis vraiment en colère », a aussitôt réagi le leader d’extrême droite après le veto présidentiel :

« C’est une folie que Savona ne soit pas accepté, au motif qu’il serait un ennemi d’Angela Merkel. Nous avons suffisamment fait de pas en arrière. Nous n’en ferons pas un de plus. »

« Savona ou la mort »

Reste que cette attitude détonne. Le seul nom de Paolo Savona méritait-il de sacrifier la perspective d’obtenir enfin un gouvernement italien, après plus de quatre-vingt-dix jours de vacance de pouvoir ? Bien sûr, la figure de l’universitaire émérite aurait pesé lourd dans une équipe dirigée par un inconnu sans expérience politique, Giuseppe Conte. « Aux yeux du monde extérieur, Paolo Savona deviendra probablement le personnage qui concentrera toutes les attentions. Peut-être ne sera-t-il pas vu comme le véritable premier ministre, mais presque ? », écrivait ainsi La Repubblica.

Ce n’est pas le premier veto du Quirinal, mais d’ordinaire, le compromis est rapidement trouvé sur un nouveau nom. Le quotidien de gauche Avanti ! s’interroge sur la position jusqu’au-boutiste – « Savona ou la mort » –, adoptée par la coalition populiste.

Depuis cet échec gouvernemental, Matteo Salvini n’en finit pas de réclamer la tenue de nouvelles législatives anticipées, tout comme son ancien allié de droite, Forza Italia, dirigé par Silvio Berlusconi. Dans un contexte de chaos politique, cette perspective pourrait permettre au bloc de droite d’obtenir, enfin, une majorité solide pour diriger. Et le magazine Eco dei Palazzi de conclure : « Tout indique que le nom de Savona était un prétexte pour ne pas prendre la responsabilité de diriger le pays, et obtenir la tenue de nouvelles élections qui pourrait favoriser l’émergence d’un centre droit réuni, et un Mouvement 5 étoiles dans l’opposition. »