« Nouveaux arrivants » : Adel El-Kordi, le passeur de mots des Soudan Célestins Music
« Nouveaux arrivants » : Adel El-Kordi, le passeur de mots des Soudan Célestins Music
Par Pierre Lepidi
Le traducteur libyen accompagne depuis plus d’un an les réfugiés soudanais et érythréens dont « Le Monde » suit le quotidien à Vichy.
Adel El-Kordi, traducteur, et Michel Pourieux, médecin à la retraite, prennent un café après leur permanence au Secours catholique, où ils sont bénévoles, en avril 2017. / Sandra Mehl pour Le Monde
Par le rôle qu’il joue autant que par son expérience, il est indispensable. Adel El-Kordi, de nationalité libyenne, est le traducteur des Soudan Célestins Music, le groupe de musique formé à Vichy par des réfugiés soudanais que Le Monde accompagne dans le cadre des « New Arrivals » (« Les nouveaux arrivants »), un projet qui suit le parcours de différents migrants parvenus sur le territoire européen.
Pour Ahmed, Hassan, Ali, Anwar et Alsadig, Adel El-Kordi est un confident, un grand frère. C’est lui qui, au début, leur a expliqué les enjeux du projet, également mené en Angleterre par The Guardian, en Espagne par El Pais et en Allemagne par Der Spiegel. C’est aussi lui qui traduit leurs propos aux journalistes du Monde lorsqu’ils se déplacent à Vichy. Lui encore qui restitue aux membres du groupe le contenu des articles racontant dans les colonnes du journal leur intégration au fil des mois, en 2017 et en 2018.
Passionné de droit
« Cette ville m’a adopté et je m’y sens vraiment bien, dit-il. Je l’ai appréciée dès que j’y ai posé mes bagages. » Avant d’y arriver, Adel El-Kordi a fait un long voyage. Il a 5 ans lorsqu’il quitte Tripoli pour le Maroc en compagnie de ses deux frères et de ses trois sœurs. La famille suit le père, banquier détaché dans une grande organisation internationale à Tanger en 1981.
Le patriarche rêve de voir son fils devenir médecin. C’est pour ne pas le décevoir qu’après son bac Adel El-Kordi suit pendant deux ans des cours de médecine à l’université de Casablanca. Mais, comme son frère aîné, le droit le passionne. Il change de voie et, en 2000, décroche une maîtrise en droit administratif. Trois ans plus tard, il obtient un diplôme d’études supérieures appliquées en droit administratif et sciences administratives. « Mon ambition s’est développée au fil des années », lâche-il avec un sourire. Il a alors 27 ans et des études de niveau bac + 7.
Adel El-Kordi, qui s’est pacsé en 2015 avec sa compagne Cristina, de nationalité portugaise, a obtenu mi-mai le statut de conjoint étranger de citoyen européen. / Sandra Mehl pour Le Monde
« A la demande de mes parents, je suis retourné en Libye, mais je ne me retrouvais pas dans cette ambiance trop stricte, raconte t-il. Au Maroc, j’avais une vie cool, décontractée. Je pouvais sortir en short pour boire un verre, ce qui était totalement inenvisageable à Tripoli. » Au début des années 2000, Mouammar Kadhafi règne sur le pays depuis déjà une trentaine d’années. Il est le chef de la Jamahiriya, « l’Etat des masses ». Les importantes ressources pétrolières libyennes lui permettent de financer des plans d’équipement, mais il mène en parallèle une répression brutale contre tous les opposants du régime.
Dans les administrations, le niveau d’études n’est pas un critère de recrutement. Seul compte en réalité le niveau d’adhésion à la Jamahiriya. « Kadhafi avait mis en place un Etat rentier, explique Adel El-Kordi. Tout le monde se foutait des compétences ou de la motivation des employés. Pour être embauché, il suffisait de montrer patte blanche, d’assurer tout le monde de son soutien indéfectible au Guide. » Surdiplômé, le jeune homme s’ennuie pendant un an à Tripoli.
Thèse à risque
Il rebondit en 2004 en décrochant une bourse pour venir étudier en France, à Vichy, et écrire une thèse socio-économique sur le régime fiscal libyen. Il se plonge alors dans les méandres de l’administration de son pays et découvre, après quelques années, la preuve de ce que tout le monde soupçonne : il existe plusieurs fichiers de données statistiques pour une même entité administrative. Le premier est envoyé aux institutions internationales, telles que le FMI ou la Banque mondiale ; le deuxième, à la Banque centrale libyenne et aux différents ministères. Le troisième, enfin, contient les véritables données. Mais, bien évidemment, il est inaccessible.
« Comme j’étais boursier du gouvernement libyen et que je devais ensuite remettre un exemplaire de ma thèse aux autorités, se souvient-il, je me suis retrouvé face à un dilemme : fallait-il arrêter cette thèse ou la poursuivre ? Jusqu’en 2005, il n’y avait pas d’ordinateurs dans les administrations en Libye. Les revenus fiscaux des communes étaient transmis par téléphone, ce qui permettait tous les abus. Des relations personnelles m’apportaient des rapports confidentiels et, dans certains secteurs publics comme la restauration de bâtiments, les détournements apparaissaient. »
La peur règne alors à Tripoli car les agents du Guide sont partout. Comme une partie de sa famille vit dans la capitale, Adel El-Kordi hésite à dénoncer la fraude lorsqu’en 2010 survient un premier coup de théâtre. Une réforme fiscale et une refonte de l’administration libyenne sont adoptées par le Parlement : son laborieux travail de recherche s’effondre. Le cœur n’y est plus, mais le vent tourne encore quelques mois plus tard.
Adel El-Kordi et Hassan, un réfugié érythréen, à Vichy en octobre 2017. / Emile Costard
En février 2011, le peuple libyen se soulève dans la foulée des « printemps arabes ». Le juriste vit dans l’angoisse jusqu’au 20 octobre, jour où Mouammar Kadhafi est tué dans les environs de Syrte. C’est un soulagement, mais le pays passe alors sous la coupe de milices armées. Lorsque son père tombe gravement malade à la fin de l’année 2011, Adel El-Kordi doit prendre tous les risques pour franchir la frontière libyenne en passant par la Tunisie et aller lui rendre visite à Tripoli. Il arrivera à son chevet quelques heures trop tard.
« Je me suis toujours senti intégré »
Aujourd’hui traducteur, il travaille en tant que bénévole au Secours catholique, où il gère la bibliothèque et donne des cours de français et d’informatique. C’est en 2015, lors d’une conférence organisée par Tourya Guaaybess, enseignante-chercheuse à l’université de Clermont-Auvergne, qu’il fait la connaissance de Pablo Aiquel, journaliste et coordinateur du groupe Soudan Célestins Music. « Adel El-Kordi est quelqu’un de positif et d’ambitieux, explique Tourya Guaaybess, qui enseigne aujourd’hui à l’université de Lorraine. Il a un parcours intéressant et sa bonne maîtrise du français lui a permis d’accueillir de nombreux Libyens au Cavilam [un établissement d’enseignement du français langue étrangère affilié à l’Alliance française]. »
« Les nouveaux arrivants » : leurs premières impressions de l’Europe
Durée : 06:06
Mi-mai, au terme d’un long processus, Adel El-Kordi, qui s’est pacsé en 2015 avec Cristina, de nationalité portugaise, a obtenu le statut de conjoint étranger de citoyen européen. « Même si je me suis toujours senti intégré, ce document est important à mes yeux, explique le quadragénaire, qui s’est découvert un goût pour la peinture et qui a même réalisé une fresque au Centre des sports de Cussey, à quelques encablures de Vichy. J’aime ce métier de traducteur qui consiste à écouter puis transmettre les propos des autres. Il me permet de croiser des gens d’horizons différents. » Celui qui a appris le portugais avec sa concubine a du sang libyen, une culture marocaine et espère pour bientôt un passeport français.