Le secrétaire général de la CGT Cheminots Laurent Brun, le 3 mai, à Paris. / JACQUES DEMARTHON / AFP

La réforme ferroviaire franchit une nouvelle étape : le Sénat s’apprêtait à voter mardi le projet de loi prévoyant, notamment, l’ouverture progressive à la concurrence du secteur ferroviaire, et la fin du recrutement au statut après 2020. Pour l’heure, les syndicats de cheminots mobilisés contre la réforme maintiennent la pression. Quelle sera la suite du mouvement ? A quelques heures du vote des sénateurs, le secrétaire général de la CGT Cheminots Laurent Brun a répondu mardi 5 juin aux questions des lecteurs du Monde.

Isa : Le Sénat vote, donc la grève, c’est fini ?

Laurent Brun : Non, la grève n’est pas finie. D’abord, parce que le vote au Sénat n’est qu’une étape du processus parlementaire. Il s’agit, pour la majorité du texte, d’une loi d’habilitation à écrire des ordonnances, dont on ne connaît donc pas encore le contenu. Un contenu sur lequel le gouvernement n’a pas pris d’engagements : toutes nos craintes restent d’actualité.

Jack : Le front syndical a été assez uni jusqu’alors. Va-t-il le rester après le vote par le Sénat ?

Pour l’instant, rien ne nous montre qu’il y aurait des divergences majeures entre les organisations syndicales. Nous partageons toujours la même analyse sur le caractère néfaste de la grève. Le gouvernement communique beaucoup à la place des organisations CFDT et UNSA, mais ces dernières sont bien pour l’instant toujours dans la grève, parce que même les quelques amendements qui ont été validés ne remettent pas en cause le cœur des craintes des cheminots. Certaines inflexions vont dans le mauvais sens, comme, par exemple, l’augmentation de la productivité, donc des suppressions d’emplois, d’autres vont dans le bon sens, mais sans qu’on puisse véritablement vérifier si elles auront un impact positif, par exemple, sur la dette. Donc, nous restons à ce jour, dans l’incertitude.

Luc : N’y a-t-il pas moyen d’augmenter cette productivité ?

La productivité qui était prévue dans le contrat de performances entre l’Etat et la SNCF était déjà de 2,3 milliards d’euros d’ici 2026. Le gouvernement va porter cet objectif à 3 milliards. Cela se traduit par une diminution des investissements et des suppressions d’emplois, qui vont probablement passer de 2 000 par an à 2 500. Il y aura donc une poursuite de la désertification des gares, des suppressions de contrôleurs à bord des trains et moins de moyens de manière générale pour réaliser la production.

La productivité a déjà beaucoup augmenté ces dernières années, mais de la mauvaise manière, puisque l’on n’investit pas dans le développement des capacités de production.

Dette : La reprise de la dette par l’Etat sauve-t-elle la SNCF ?

La reprise de la dette est d’abord un élément de justice, puisque cette dette a été générée par l’Etat qui n’a pas financé les travaux d’infrastructures qu’il a décidés. Ensuite, nous ne savons pas si la reprise partielle annoncée par le gouvernement aura un impact positif, parce qu’il refuse de nous en donner les détails. Par exemple, s’il reprend les créances liées aux dernières lignes à grande vitesse « Sarkozy », qui ont un taux d’intérêt très faible, cela n’aura pas d’effet notable sur les frais financiers payés par l’entreprise. En revanche, s’il reprend les créances anciennes à fort taux d’intérêt et libellées en devises étrangères, cela aura effectivement un effet positif sur les comptes.

Xav : Pourriez-vous me dire en quoi le statut de cheminot est nécessaire au bon fonctionnement de la SNCF ?

Le statut est un équilibre entre droits et devoirs, qui sont liés aux contraintes du service public. Par exemple, la continuité du service public impose un très grand nombre de week-ends et de nuits travaillés. Pour en réduire le coût, ces contraintes sont beaucoup moins rémunérées que dans le droit commun. En contrepartie, les règles de récupération et de repos sont plus favorables. Remettre en cause le statut est un totem du gouvernement, mais cela ne représente pas un gain financier réel. L’évaluation de Bercy table sur 10 millions d’économies, à comparer aux 9 milliards de masse salariale et aux 200 millions de budget communication de la direction SNCF.

Adrien : Quels gestes attendriez-vous de la part du gouvernement pour mettre un terme à la grève, étant entendu que le principe de l’ouverture à la concurrence a été acté depuis bien longtemps ?

Vous dites que ce principe a été acté depuis bien longtemps, mais les textes de l’Union européenne qui vont dans ce sens comportent plusieurs exceptions, que la CGT a mises en avant. La concurrence est purement un choix du gouvernement, la loi est même plus restrictive que les textes européens. Aujourd’hui, le gouvernement reste intransigeant sur le cœur de cette réforme et il n’apporte pas non plus de garanties réelles aux salariés sur leurs conditions sociales. Nous savons ce que nous perdons, mais nous ne savons pas ce que nous aurons. S’il veut sortir du conflit, le gouvernement devrait commencer par répondre à ces questions. C’est pour ça que nous avons demandé et obtenu des tables rondes de négociation avec le premier ministre Edouard Philippe, mais il a fallu deux mois de grève pour cela.

A : La grève sera-t-elle prolongée pour le mois de juillet ? Envisagez-vous réellement de la prolonger, voire de la durcir ?

Il est encore trop tôt pour le dire. La grève pèse lourdement sur les revenus des familles, donc le choix n’est pas facile. Mais, en même temps, les grévistes nous disent qu’ils ne veulent pas abandonner la lutte tant que nous n’avons pas de réponse sérieuse. Donc il est probable que si le gouvernement continue de jouer la montre, le conflit se poursuivra en juillet. Mais ce sont les prochaines réunions de l’interfédérale qui en décideront.

Depuis quinze jours, le PDG de la SNCF Guillaume Pepy focalise sur ce qui se passera pendant le bac ou cet été. L’interfédérale a déjà discuté de ces sujets, pour ce qui concerne le bac, rien n’est encore décidé.

Yoann : Que dites-vous aux usagers qui se retrouvent en difficulté toutes les semaines pour aller au travail ?

La CGT a justement critiqué cette réforme parce qu’elle ne répond pas à la question des usagers : « comment faire en sorte que le train soit à l’heure ? » L’organisation interne de l’entreprise s’est beaucoup sclérosée ces dernières années. Par exemple, un conducteur de fret ne peut pas conduire un train de voyageurs, même si ce dernier risque d’être supprimé. Tous ces dysfonctionnements ; qui ont abouti à la dégradation de la qualité du service public de ces 15 dernières années ne sont pas traités dans la réforme.

Jakez : La CGT cheminots ne comprend-elle pas à quel point ses actions actuelles contribuent à affaiblir la SNCF et par conséquent le service public ferroviaire ?

Nous avons tenté beaucoup d’autres initiatives avant d’en arriver à la grève. Nous avons même remis au premier ministre un contre-rapport CGT, baptisé ensemble pour le fer. Tous les acteurs ont reconnu que nos analyses et nos propositions étaient pertinentes, mais nous n’avons jamais été entendus. Les salariés utilisent la grève en dernier recours, ils ne font pas cela de gaîté de cœur.

Johanna : La mobilisation a tendance à diminuer. Ne craignez-vous pas un ras-le-bol des usagers et une CGT isolée ?

La mobilisation diminue parce qu’après 26 jours de grève, les difficultés financières des salariés pèsent sur leur capacité à faire grève. Mais ils ont montré à travers la vot’action qu’ils étaient toujours très hostiles à la réforme.

Lola : Quelle est la perte sur le salaire d’un cheminot de ce mouvement de grève ?

Pour un cheminot gagnant 1 500 euros nets par mois, les deux premiers mois de conflit ont en moyenne coûté 1 000 euros, s’il a participé à toutes les journées de grève tombant sur son planning. A cela s’ajoutent des retenues supplémentaires que la direction de l’entreprise veut imposer (en moyenne 350 euros). Pour ces dernières, une action en justice est en cours. Enfin, des caisses de solidarité vont permettre d’aider partiellement les familles les plus en difficultés. Nous avons aujourd’hui 1 500 dossiers de solidarité sur 30 000 grévistes.

Tournesol : Finalement, la grève perlée est-elle un coup d’éclat qui a fait « pschitt » ou une innovation majeure dans les luttes syndicales ?

Nous ne cherchions pas à faire coup d’éclat, mais à nous adapter à ce que le gouvernement annonçait, c’est-à-dire un processus de réforme long. Avec nos modalités, nous avons pu obtenir l’ouverture de négociations, après deux mois de grève. Cette stratégie a donc été la bonne face à un gouvernement qui fait du refus de négocier le cœur de son action politique.

Yvon : Ne pensez-vous pas que ce type de mouvement « jusqu’au-boutiste », qui n’a pas l’appui des Français, va avoir des conséquences néfastes pour l’existence même de certaines organisations syndicales ?

Ce que nous voyons, c’est que beaucoup d’usagers du chemin de fer nous soutiennent. Nous voyons aussi beaucoup d’élus locaux s’inquiéter pour l’avenir de leurs lignes ou de leurs dessertes.

Marc : En cas d’échec du mouvement de grève, Philippe Martinez va-t-il démissionner ?

Philippe Martinez est le responsable de la confédération CGT et ce n’est pas elle qui appelle les cheminots à la grève, c’est la fédération des cheminots. Par ailleurs, dès lors que le fonctionnement démocratique de l’organisation est respecté, l’issue du conflit n’est pas reprochée à un responsable, mais au collectif. Ce qui se joue, ce n’est pas l’avenir de la CGT ou de ses responsables, mais l’ensemble du mouvement social, qui s’interroge sur la manière de regagner du progrès social et de sortir de l’attitude défensive.

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