Dans les ruines de Rakka, le 14 mai 2018. / ABOUD HAMAM / REUTERS

Le 6 juin 2017, la coalition internationale contre l’organisation Etat islamique (EI), emmenée par les Etats-Unis, lançait la bataille de Rakka. Un an plus tard, l’ancienne capitale des djihadistes – 300 000 habitants avant guerre – n’est plus qu’un champ de ruines laissé à l’abandon. Dans le premier rapport conséquent réalisé sur le sujet et publié mardi, Amnesty International revient sur la manière, dont la « guerre d’anéantissement » promise à l’EI par les Etats-Unis s’est traduite par la destruction presque totale d’une ville majeure et de ses infrastructures essentielles, l’exode de la majorité de sa population et des pertes civiles massives. Pour beaucoup, victimes de frappes aériennes et de tirs d’artillerie dirigés par la coalition, selon l’ONG de défense des droits de l’homme.

« A Rakka, nous avons recueilli des éléments qui indiquent que la coalition a lancé des frappes aériennes et des tirs d’artillerie aveugles ou disproportionnées. Il s’agit de violations graves du droit international », fait savoir au Monde Donatella Rovera, conseillère spéciale d’Amnesty International, chargée des crises et des conflits, qui a conduit à Rakka et dans ses environs les recherches de terrain sur lequel le rapport est basé.

En cause, l’utilisation massive par le détachement de marines américains déplacés sur place de pièces d’artillerie lourdes aux marges d’erreur importantes dans une zone urbaine et peuplée au moment des combats. De même que de probables défaillances de renseignement dans la désignation des cibles à l’intention de l’aviation de la coalition par les Forces démocratiques syriennes (FDS), ses partenaires au sol. L’essentiel des frappes aériennes ont été conduites par des avions américains, avec une participation nettement plus réduite des Britanniques et des Français.

Les derniers jours de la bataille de Rakka

Brutalité exceptionnelle des combats

« Est-ce que la coalition voulait en finir rapidement ? Est-ce que la faiblesse de troupes locales équipées uniquement d’armes à courte portée a nécessité d’utiliser ce type de munitions aux effets catastrophiques au milieu d’une ville peuplée de milliers de personnes ? En tout cas, le degré de destruction à Rakka est largement supérieur à celui qui prévaut dans toutes les autres villes reprises à l’EI en Syrie et aussi en Irak », précise Mme Rovera. Un constat qui tranche avec les propos tenus au cœur de la bataille par le général de corps d’armée Stephen Townsend, commandant américain de la coalition qui affirmait en septembre 2017 qu’il n’y avait « jamais eu une campagne aussi précise dans toute l’histoire des conflits armés ».

D’après d’Amnesty International, le nombre de pertes civiles de la bataille de Rakka s’élève à « plusieurs centaines de morts ». Très probablement près de 2 000. Mais, en l’absence de volonté politique et de transparence de la part de la coalition, il demeure impossible d’établir un bilan précis. La brutalité exceptionnelle des combats pour les civils et les conséquences de leur calvaire dans une ville assiégée et lourdement bombardée est toutefois illustrée dans le rapport par quatre récits détaillés livrés par des survivants aux enquêteurs d’Amnesty International.

Deux tiers de la ville déplacés

Chacun d’entre eux atteste de frappes aériennes ou de tirs d’artillerie disproportionnées, y compris dans les ultimes jours de la bataille, lorsqu’un déluge de feu est lancé sur les dernières poches tenues par les djihadistes, qui pourront finalement quitter la ville sans encombre après la conclusion d’un accord passé avec les FDS avec l’assentiment de la coalition. L’une des familles citées dans le rapport a ainsi perdu 39 de ses membres civils, dans quatre frappes distinctes menées par la coalition, en tentant pourtant d’éviter les lignes de front mouvantes qui enserraient la ville.

Il est peu probable que les nombreuses victimes civiles de la bataille restées souvent sans sépulture sous les décombres de la ville soient un jour dénombrées avec précision et que leurs proches reçoivent une quelconque compensation. La dévastation qui a frappé Rakka n’est pas reconnue dans toute son ampleur par les nations membres de la coalition. La reconstruction de la ville et le retour de ses habitants, dont deux tiers sont déplacés, n’est pas non plus d’actualité. D’après Mme Rovera, « les membres de la coalition internationale ont toujours été très clairs sur le fait qu’ils ne participeraient que très peu à la reconstruction des zones reprises à l’EI, et estimaient que les sociétés irakienne et syrienne avaient les moyens d’assumer seules le retour à la normale ».

« Monnaie d’échange »

En Irak, la lutte victorieuse contre l’Etat islamique s’est traduite par le retour du gouvernement de Bagdad dans des zones qui avaient temporairement échappé à son autorité. La stabilisation des régions reprises peut être envisagée dans le contexte d’un Etat légitime et reconnu internationalement. A Rakka et dans le nord-est de la Syrie, elle s’est traduite par la prise de contrôle d’une organisation politico-militaire à dominante kurde, ostracisée par la Turquie voisine et dépourvue de reconnaissance diplomatique. Ce qui rend plus complexe l’acheminement de l’aide et la réalisation d’investissements.

« Pour l’encadrement des FDS qui est dominé par les Kurdes, Rakka est une monnaie d’échange avec le gouvernement central. Et les Etats-Unis ou leurs alliés ne veulent pas investir massivement dans une ville qui risque de repasser sous le contrôle du régime. Personne n’a intérêt, à ce stade, à s’impliquer sérieusement dans la reconstruction de la ville. Ou même à assurer un déminage efficace des bâtiments », résume un acteur humanitaire international basé en Syrie qui souhaite conserver l’anonymat.

Huit mois après leur reprise par les FDS et la coalition, les ruines de Rakka sont toujours truffées d’engins explosifs improvisés. Et les organisations de déminage internationales et locales restent largement insuffisantes. A tel point que les agences onusiennes ont renoncé à fournir des services aux habitants de Rakka qui sont rentrés chez eux, de peur d’inciter à un retour massif qui se traduirait nécessairement par des pertes plus grandes. Pour le seul mois de mai, une vingtaine de morts causées par des mines a été enregistrée à Rakka, précise-t-on de source humanitaire.