En Méditerranée, les opérations de sauvetage des ONG de plus en plus compliquées
En Méditerranée, les opérations de sauvetage des ONG de plus en plus compliquées
Par Charlotte Chabas, Caroline Vinet
A l’été 2017, une douzaine de navires menés par des associations de la société civile intervenaient au large de l’Italie. Ils ne sont aujourd’hui plus que trois, dont l’« Aquarius ».
Comprendre la crise de l'Aquarius en trois questions
Durée : 04:31
Il a longé les côtes de la Sardaigne, puis emprunté les bouches de Bonifacio en laissant, à moins de quatre milles, les côtes corses. L’Aquarius poursuivait, vendredi 15 juin, son périple vers Valence, cinq jours après s’être vu refuser par Rome l’accès aux ports italiens pour y débarquer les 630 naufragés recueillis à son bord.
L’ONG SOS-Méditerranée, qui opère le navire immatriculé à Gibraltar, n’a cessé de dénoncer ses conditions d’opération, compliquées par une météo et une mer agitées. Surtout, l’association critique le vide laissé derrière elle au large des côtes libyennes, là où les embarcations de migrants s’abîment en mer : « Ce sont des morts qui sont annoncées, sous nos yeux. »
Aujourd’hui, ils ne sont officiellement plus que trois navires de secours civils à opérer au large de l’Italie pour sauver les embarcations en détresse, à quelques milles de la Libye :
- l’Aquarius ;
- le Sea-Watch-3, de l’ONG allemande éponyme ;
- le Seefuchs, lui aussi allemand, mené par l’association humanitaire Sea-Eye.
« Mais depuis plusieurs mois, tout est fait pour gêner notre travail », analyse Giorgia Linardi, porte-parole de Sea Watch en Italie.
Mobilisation humanitaire en 2013
Pourtant, il y a un an, une douzaine de navires menés par des associations de la société civile intervenaient encore au large de l’Italie pour sauver les embarcations en détresse, à quelques milles de la Libye. Mais l’immense majorité a fini par jeter l’éponge.
Cette flotte humanitaire a commencé à se constituer de manière informelle, à la fin 2013. A l’origine de cette mobilisation, une série de drames, dont le naufrage, le 3 octobre 2013, d’un navire transportant 500 migrants, faisant 370 victimes. L’organisation Migrant Offshore Aid Station (MOAS), créée par un couple de mécènes maltais, est l’une des premières à affréter un navire de quarante mètres, Phœnix. Il vient alors en renfort de l’opération « Mare Nostrum », lancée par l’Italie pour sauver les embarcations en détresse. En un an, plus de 150 000 personnes sont sauvées.
A la fin 2014, l’Europe consent à lancer l’opération « Triton », pour relayer le programme italien, très coûteux pour Rome. Mais le but de « Triton » est de contrôler les frontières, et les navires affrétés dans son cadre se cantonnent aux eaux territoriales européennes. Devant la multiplication des naufrages meurtriers – dont la mort en avril 2015 de 800 personnes au large de Lampedusa –, une flottille humanitaire se constitue, avec le Bourbon-Argos de Médecins sans frontières, le Vos-Hestia de la Britannique Save The Children, ou encore le Topaz-Responder, déployé par MOAS et la Croix-Rouge italienne. L’Aquarius réalise sa première opération le 7 mars 2016. Leur fonctionnement, très onéreux – jusqu’à 11 000 euros par jour pour l’Aquarius –, est assuré par les dons de la société civile et de mécènes.
« Un consensus absolu, même à l’extrême droite »
Cette mobilisation est approuvée tacitement par Rome, dont le centre de sauvetage maritime de coordination (MRCC) prévient les ONG des bateaux en difficulté. C’est aussi le MRCC qui décide vers quel port il doit se diriger une fois l’opération de repêchage terminée. « Il y avait à l’époque une forte vague de solidarité et un consensus absolu, même à l’extrême droite, sur le fait qu’il fallait sauver ces êtres humains de la noyade », rappelle Flavio Di Giacomo, porte-parole de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Selon les évaluations, les ONG opèrent en 2016 environ 40 % des opérations de sauvetage. Le reste est assuré par la marine italienne, l’agence européenne Frontex, ainsi que les bâtiments de marine marchande, obligés par le droit maritime à se dérouter pour porter assistance à des personnes en détresse.
Mais à l’été 2017, l’attitude des autorités italiennes envers les ONG change. Poussé par les discours populistes des partis comme la Ligue du Nord, Rome est de plus en plus réticente à accueillir sur son sol les migrants. Le premier coup de boutoir est porté en août par l’accord signé entre l’Italie et la Libye pour limiter les départs des côtes africaines. Avec l’aval de Rome et de l’Union européenne, qui fournissent des moyens et forment les gardes-côtes libyens, Tripoli annonce la création de sa propre zone de recherche et de sauvetage (SAR) au large de ses eaux territoriales.
Jusqu’alors, les ONG pouvaient patrouiller jusqu’à 12 milles (22 kilomètres) des côtes libyennes. La limite de navigation donne lieu à des échanges particulièrement tendus avec les ONG, dont les équipages sont parfois directement menacés par les équipes libyennes. Dès le 8 août, l’équipage de l’organisation espagnole Proactive Open Arms est menacé par des tirs de sommation de la part d’un navire libyen.
A la même période, Rome adopte aussi un ton plus agressif, accusant de plus en plus les ONG, rebaptisées par certains politiciens « les taxis de la mer », de complicité avec les passeurs. L’Italie oblige ainsi les ONG présentes sur zone à signer un « code de conduite », menaçant celles qui y sont réticentes de leur fermer leurs ports. Dans cette charte figure notamment l’obligation d’une présence policière armée à bord, très contestée.
Retrait et mises sous séquestre
Médecins sans frontières (MSF) a été la première à annoncer son retrait « à cause des conditions de sécurité qui ont changé en Méditerranée ». De nombreuses associations suivent le mouvement, à contrecœur, car les arrivées de migrants se poursuivent, toujours aussi meurtrières. « Le travail des ONG s’est alors considérablement compliqué, avec une criminalisation de leurs opérations », confirme Sophie Beau. La cofondatrice et directrice générale de SOS-Méditerranée rappelle que « l’action des ONG est le résultat d’une lâcheté institutionnelle ; la Méditerranée était un trou noir avant la présence des ONG. »
Symbole de ce durcissement des politiques publiques envers les associations, deux navires d’ONG sont placés sous séquestre : le Iuventa, bateau de 33 mètres, est saisi le 2 août près de l’île italienne de Lampedusa. En mars, c’est le bâtiment espagnol Open-Arms qui fait les frais de la campagne anti-immigration de l’Italie. L’équipe de sauveteurs, accusée d’aider l’immigration clandestine, avait refusé de remettre les rescapés à son bord aux gardes-côtes libyens, et des poursuites judiciaires pèsent toujours sur une partie de l’équipe dirigeante de Proactiva.
« Il est très difficile de travailler dans ce climat de défiance, confirme Flavio di Giacomo, de l’OIM. Aujourd’hui, même sauver des gens de la noyade devient sujet de débat, à force de désinformation et d’accusations contre les ONG jamais étayées, qui ont donné lieu à la construction d’un fantasme anti-immigration. »
« C’est bon de vous revoir ici ! »
Ces derniers mois, les opérations ont également été compliquées par la Libye. Le navire Sea-Watch-3, revenu sur zone depuis avril, a ainsi été empêché d’intervenir à plusieurs reprises, au motif que les autorités libyennes avaient « pris le contrôle » des opérations. L’ONG a ainsi eu pour consigne de s’approcher de l’embarcation en perdition, mais de rester à quelques milles sans la secourir, le temps de laisser les bateaux libyens arriver, confirme Giorgia Linardi, porte-parole de Sea Watch en Italie : « Pourtant, le scénario est toujours le même, quand les migrants voient le pavillon libyen, beaucoup préfèrent se jeter à l’eau que retourner en Libye. »
L’Aquarius a connu les mêmes difficultés ces derniers mois, avant d’être interdit de regagner un port italien dimanche. « C’est une ambulance qui arrive sur un champ de bataille, et à qui on dirait “restez en stand-by” », résume Sophie Beau, de SOS-Méditerranée : « Tout le monde semble s’habituer à ce que notre action soit empêchée, mais il faut que la société s’interroge : est-ce qu’on peut laisser les gens se noyer sous nos yeux ? »
Malgré les contraintes émises par Rome, l’Aquarius a déjà signalé qu’il reviendrait travailler sur la zone méditerranéenne. Le Seefuchs entend également poursuivre ses opérations. Sea-Watch-3, que le nouveau ministre de l’intérieur, Matteo Salvini, a également menacé mercredi de rejeter des ports italiens, prévoit aussi de poursuivre son activité, même si un refus italien de l’accueillir dans ses ports donnait lieu « à une hausse conséquente des coûts de mission », selon Ruben Neugebauer, porte-parole de Sea Watch. « Rien ne peut empêcher l’Italie de prendre des mesures fortes contre nous, et nous serons peut-être bientôt hors de l’eau, mais nous allons tenter d’y faire face le plus dignement possible et continuer à sauver autant de gens que possible », résume Giorgia Linardi.
De son côté, le navire Lifeline, de l’ONG Mission Lifeline, qui était ces derniers mois en réparation à Malte, a quitté le week-end dernier son port pour rejoindre la zone de naufrages, proche des côtes libyennes. Jeudi 14 juin, il a croisé en mer le navire Sea-Watch 3, dont l’équipage a commenté sur Twitter : « C’est bon de vous revoir ici ! »
Images à bord de l’« Aquarius », où 629 migrants patientent toujours
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