Entretien avec Florian Pellissier, 4è partie : L’accélération des particules
Entretien avec Florian Pellissier, 4è partie : L’accélération des particules
Propos recueillis par Yannick Le Maintec
Florian Pellissier signe le quatrième album de son quintet intitulé « Bijou Caillou Voyou ». Après une première série d’entretiens publiés en 2016 sur le blog Mundo Latino, nous retrouvons le pianiste pour une nouvelle entrevue dont voici le premier volet.
Florian Pellissier Quintet / Laurène Berchoteau
Un jeudi soir au Duc des Lombards. Florian Pellissier donne selon ses propres mots un pré-concert pour célébrer la sortie de son nouvel album « Bijou Caillou Voyou ». Une initiative pas forcément du goût de sa production, le concert de lancement étant programmé le 20 juin au New Morning. Mais voilà, Florian est un garnement, charmant, bûcheur et brillant, mais un garnement.
La dernière fois que j’avais pu voir le quintet sur scène remontait à l’automne 2014, la présentation des « Biches Bleues » au Studio de l’Ermitage. Au Duc je mesure le chemin parcouru. J’avais découvert Florian plusieurs années en arrière. C’était le pianiste du groupe de latin soul Setenta. Le gars jouait dans une demi-douzaine de groupes en même temps, tous dans des registres différents. Je m’étais promis de lui consacrer un papier, quitte à m’éloigner de la thématique de mon blog intitulé alors Mundo Latino. La rencontre avait fini par se faire un beau mois de mai 2016 au moment de la promo du « Cap de Bonne Espérance », une interview qualifiée de mythique par Florian en raison de sa durée : plus de trois heures. Nous avions prévu de nous revoir pour la parution de « Bijou Caillou Voyou ». « Tu reprendras là où on s’est arrêté », m’avait-il soufflé.
« Cette chanson, c’est pour les darons. » Il s’agissait de What a Difference a Day Makes, le standard de Dinah Washington qu’il avait repris avec Leron Thomas. Ce soir, tout au fond du Duc des Lombards, la scène en ligne de mire, une silhouette fébrile et massive n’en perd pas une miette. Un air de famille… Je me lance. « Vous êtes le papa de Florian ? » Il acquiesce. On échange quelques mots. L’homme n’est pas très loquace mais ses yeux pétillants de fierté en disent long. Je l’avais, mon daron.
Paris – Londres – New York
Quartier Montparnasse, deux ans après la fameuse rencontre. Même endroit (seul le nom a changé, le mythique Petit Journal ayant laissé sa place au Jazz Café), même heure. Nous nous étions quittés au moment du lancement de « Lost Myself », le disque sur lequel le quintet accompagnait la chanteuse américaine Shola Adisa-Farrar. Du jazz vocal certainement pas pour déplaire au papa de Florian. Une jolie transition pour la formation, dans un registre plus groovy, plus anglo-saxon. Quelques semaines plus tard, ce serait le Paris New-York Festival, qui verra la collaboration de Setenta avec Joe Bataan, figure tutétaire du latin soul. Un concert à Paris, deux autres sold-out au Ronnie Scott’s de Londres, le clou du spectacle se jouant à Central Park. Un jour à New-York, le lendemain à La Rochelle aux claviers de Guts. Jetlag et gueule de bois sévère lorsqu’il apprend que la tournée va s’interrompre. Cela faisait de nombreux mois que le DJ, ancien d’Alliance Ethnik, trimbalait son live-band autour du monde. Florian ne s’arrêtera pour autant pas. Du Brésil au Bénin, de Trinidad à la Martinique, nous tenterons en vain de retracer la timeline des mois écoulés. Une vie de musicien passée sur les routes. L’accélération des particules. Ce n’est qu’à l’automne 2017 qu’il finira par poser ses valises. Depuis il n’arrête plus d’enregistrer. Comme s’il lui fallait graver dans l’acétate les expériences accumulées.
Toute l’histoire du jazz !
Je m’interroge. « Du coup, comment faites-vous pour vous voir avec les membres du quintet ? » « On ne se voit pas souvent. On joue cinq à six concerts par an. On vit tous à des rythmes effrénés. On se fait un doodle. On se trouve une date trois mois plus tard. C’est tragicomique ! » Il marque une pause. « Les albums sortent à intervalles de deux ans. On a enregistré Bijou Caillou Voyou pendant la fête de la musique l’an dernier. Il me reste un an pour écrire ! » Je lui demande comment l’album s’est construit. « On arrive en studio, les musiciens découvrent les morceaux, beaucoup de choses se passent en studio. C’est une musique très libre, et puis les types sont tellement bons que j’ai vite compris que j’avais tout à gagner à être dans une dictature participative. » Je suis un peu circonspect. « C’est toute l’histoire du jazz ! Chez Blue Note, la répet’ se faisait au studio, la découverte du morceau pendant l’enregistrement. Tu prends One Finger Snap. Herbie Hancock avait juste écrit l’intro au piano. Freddie Hubbard joue son solo de trompette entre les deux riffs de piano. C’était une impro et c’est devenu le thème qu’on trouve maintenant dans les Real Book [la bible des jazzeux]. Il y a des dizaines d’histoires comme ça...»
Je crois qu’on peut arrêter l’histoire
Je fais remarquer qu’au fil des albums, la musique du quintet se fait plus accessible. « Exactement. Plus dansant, avec l’arrivée Roger Raspail aux percussions. » Il égrenne les titres concernés : Boca, Jazz Carnival, South Beach, Fuck With The Police… » « Fuck The Police, mais c’est quoi ce titre !?! » « Attention, c’est Fuck With The Police. C’est tout doux. Jazz Fm à Londres refuse de le jouer, alors qu’ils l’adorent ! Sur iTunes, c’est le seul instru qui a le label explicit lyrics. Si ça c’est pas un accomplissement ! » Mon gars est mort de rire. « Je crois qu’on peut arrêter l’histoire. » La participation de Roger Raspail, la voix d’Anthony Joseph, après celle de Leron Thomas sur l’album précédent, la musique de Florian est au croisement de ses cercles d’influences… caribéennes (Anthony Joseph et Roger Raspail), anglo-saxones et urbaines (Leron Thomas et Guts), brésiliennes (Cotonete), africaines (Julien Lebrun de Hot Casa), latines (Setenta) et jazz bien entendu grâce aux membres du quintet : Yoni Zelnik à la contrebasse, Yoann Loustalot à la trompette, Christophe Panzani au saxophone et David Georgelet à la batterie,
Un des plus beaux studios de la planète
« L’album est plus accessible… notamment au niveau du son. » Florian tient à m’emmener sur un sujet qui lui tient à cœur. « On a enregistré dans l’un des plus beaux studios de la planète qui se trouve à Paris et qui s’appelle Question de Son. Je le connais depuis Caribean Roots [l’album d’Anthony Joseph]. Jordan Kouby, l’ingé-son, est un surgeek. La console -l’élément principal d’un studio- , c’est une Neve EMI. Il y en a eu dix sur la planète. La Rolls des consoles. Dans les années soixante-dix, EMI à son apogée avait commandé à Neve dix consoles identiques qu’ils avaient installé dans leurs studios dans le monde entier, Abey Road par exemple, avec des réglages identiques pour faciliter les enregistrements des artistes internationaux. Il en reste huit en activité. Ils ont racheté la mexicaine. C’est un studio cher pour un disque de jazz. Je me suis offert cette folie, ce qui aurait été impossible il y a cinquante ans à l’époque des grands enregistrements de jazz. »
« C’est quoi, cette histoire de studio improvisé à Trinidad ? » A l’automne 2017, Florian avait participé à l’enregistrement du dernier LP d’Anthony Joseph à Trinité et Tobago. « A Port-d’Espagne, il n’y avait pas de studio digne de ce nom. Le concept, c’était de faire venir Jordan afin de créer un studio mobile. On est allé à Sans-Souci, on s’est installé dans une maison un peu classe qui donnait sur une plage privée de 1 km de long. Jordan a monté le studio en une journée avec du matériel de location en raccordant chacun des musiciens dans sa chambre On a tracké toute la journée pendant une semaine. C’était une expérience incroyable. »
Je n’avais jamais vu le quintet comme ça
« Le quintet a joué à Church of Sound. Tu veux bien me raconter ? » C’était Alexis Blondin, un français de Londres, qui nous avait fait venir. C’est lui qui est derrière le Total Refreshment Centre. » Le Total Refreshment Centre est la plaque tournante du nouveau jazz UK. Florian est un grand fan de ceux qu’il appelle « les enfants de Shabaka », Shabaka Hutchings à trente-trois ans le vétéran d’un mouvement qui secoue la scène jazz actuelle. « Tu sais que l’église est en activité ? Il n’y a que les anglais pour faire ça ! Un vendredi par mois, ils vident l’église, installent la sono en quadri-frontal au milieu de la nef. Ils font venir les pompes à bière. Le concert se termine à minuit. A 1h tout est nickel, prêt pour l’office le lendemain à 10h. »
« A Church of Sound, le jeu c’est de jouer un set de covers, un set de compos. On avait repris La valse pour Hélène de Jeff Gilson. Gilson, c’est un truc de digger, personne ne connaît. Il a été surnommé par un journaliste « le secret le mieux gardé du jazz ». Alexis voulait qu’on joue un set de jazz français dans l’esprit de Freedom Jazz France, la compil d’Heavenly. Hasard du calendrier, le père d’Alexis, qui avait tourné un docu pour lequel Jeff Gilson avait écrit la musique, devait être là ce soir. Premier set : blindé, moyenne d’âge vingt-cinq/trente ans, des minettes dans le public, le truc hallucinant. On joue Hectorologie, les parents d’Alexis les larmes aux yeux, super-émouvant. Je passe au Rhodes pour un titre de Texier. Au beau milieu du morceau : Clac ! Plus rien, plus de jus. Le concert finissait à minuit, le temps de réparer c’était autant de temps perdu. On est un groupe acoustique, je leur propose de continuer. On joue Autumn Leaves version Cannonbal avec Miles, Les Feuilles Mortes, incontournable du jazz français, en acoustique dans l’église, trop beau ! Je n’avais jamais vu le quintet comme ça. »
« Deuxième set. L’électricité est de retour. On s’était mis d’accord avec Anthony Joseph pour qu’il vienne chanter si ça lui faisait envie. On joue un morceau, deux morceaux, on entame Boca, que je venais d’enregistrer pour lui la semaine précédente à Paris et qu’Anthony ne connaît pas. Anthony me fait un signe : C’est celle-là que je veux faire. Il monte sur scène, improvise des paroles de Caribbean Roots, tout le monde se lève… jusqu’à la fin du concert. La dernière demi-heure, on joue tous les morceaux groovy. On termine avec Jazz Carnival d’Azimuth, jazz-funk brésilien, un morceau club, hyper-dansant. Toute l’église est partie en dance-floor. »
Arthur H a bouleversé mon canevas
« D’où t’es venue l’idée d’inviter Arthur H ? » « L’idée vient de Frank, le patron du label. Il avait envie de faire un featuring avec un jazzman français. Finalement, on a demandé à Arthur H. Quand j’étais jeune, j’adorais le morceau Cool Jazz. Dans mon immense naïveté, j’avais imaginé écrire la suite. Mais c’était mon fantasme. Finalement il est venu avec sa chanson, avec des paroles à la Gainsbourg qu’il avait écrites à partir de l’histoire du vol des bijoux de la Kardashian. C’était mort pour ma collaboration. Mais au final, ça a fonctionné beaucoup mieux que ce que j’avais espéré. »
« Je veux bien te croire. Il y a même une suite : Hibou bleu. » « Ça, c’est la coda. » « C’est quoi, la coda ? » « La coda, c’est le terme générique qu’on utilise pour signifier la fin d’un morceau. Depuis le hard-bop, et peut-être encore plus depuis la génération du jazz hip-hop, les musiciens s’amusent à improviser sur la coda et à la faire durer de plus en plus longtemps. Ça remonte aux débuts de l’histoire de la jam. Se servir du thème pour improviser, et plus que ça, de l’énergie du morceau qui se termine pour voir où cet univers peut t’emmener. »
« On fait une prise. Il nous sert la main. C’était super, les gars. A bientôt ! Imagine. On avait réservé le studio pour une journée et en dix minutes c’était plié ! La première prise était parfaite, impossible d’argumenter ! Le challenge était de faire jouer Arthur H avec un quintet de jazz. Je n’imaginais à quel point il allait être si bon, si précis, si juste avec un groupe qu’il ne connaissait même pas. Il va se poser au piano. Je vais le voir, tente de négocier. Je lui dis qu’on aimerait bien refaire un essai, voir si on pouvait improviser quelque chose. Au bout de quelques minutes il revient. Deuxième prise… nickel ! Troisième prise… nickel ! A la quatrième on est parti en vrille, il s’est mis dedans, a fait des volutes avec nous. Il s’est effacé quand le quintet est parti dans son trip. Une véritable intelligence musicale, très agréable. »
Je tente la conclusion. « Ce double-morceau est central, très fort…» « Complètement. C’est le titre de l’album. Ça ne pouvait pas être autrement. Il a bouleversé mon canevas. Ce morceau est très fort émotionnellement et s’inscrit totalement dans ma folie. L’album ne pouvait pas être autre chose que Bijou Caillou Voyou. »
Et toi, tu fais quoi en ce moment ?
« Une sacrée expérience. Ca doit être ta plus belle rencontre… » Et là je vois mon gars mi gêné, mi sourire en coin : « Il y a trois semaines je t’aurais dis oui... » et lâche le morceau. « En ce moment je bosse sur l’album d’Iggy Pop avec Leron Thomas. » Je raccroche ma mâchoire. « Le Iggy Pop ? » Je tente de rassembler mes idées. « Attends, attends, attends ! Leron, c’est bien le type qui t’avait snobé quand tu étudiais à la New School à New York et qui chante sur le Cap de Bonne Espérance ? » « C’est ça. Le titre pour les darons. Leron, c’est un génie, le protégé de Gilles Peterson. Il n’a pas la carrière qu’il mérite parce qu’il n’écoute rien de ce qu’on lui dit. Un électron libre. Sauf que ça a fini par payer : Il a rencontré Iggy Pop ! Leron, c’est un punk. C’est le dernier punk qui rencontre le premier punk. »
« Mais toi, qu’est-ce que tu viens faire dans tout ça ? » « Ce que je ne t’ai pas raconté, c’est qu’en septembre dernier, j’étais à Question de Son pour enregistrer l’album de Leron. Mais il a procrastiné, son autre projet a cartonné, l’album n’est jamais sorti. Quand il a rencontré Iggy, il lui a fait écouter. Iggy lui a dit : C’est ce son-là que je veux, et lui a emprunté des compos. Il y a des morceaux sur lequel je joue ! On est en train de mixer l’album. » Il s’interrompt. « Tu imagines : Quand tu croises un musicien, la première question que tu poses, c’est : Et toi, tu fais quoi en ce moment ? Qu’est-ce que je dois répondre ? Là, je bosse sur l’album de Iggy Pop ? » Amusé et éberlué, il rit dans sa barbe. « Et normalement, tu ajoutes : Et toi ? »
C’est amusé et éberlué que je me dirige vers la gare qui, à cette heure-là, n’est guère plus qu’une carcasse. De retour dans la chaleur du foyer, je me replonge dans la plaquette que m’avait envoyé la production. Je tombe des nues. J’envoie immédiatement un message à Florian : « Le vaudou ! On n’a pas parlé du vaudou. »
A suivre…
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