Inde : comment les « fake news » deviennent source de lynchages
Inde : comment les « fake news » deviennent source de lynchages
Par Nina Jackowski
Plus d’une vingtaine de personnes ont été tuées ces deux derniers mois en Inde. Des rumeurs virtuelles au danger réel, décryptage d’un phénomène nourri par les peurs locales.
Dimanche 1er juillet, jour de marché à Rainpada, petit village dans le district de Dhule, au nord-est de Bombay, en Inde. Huit hommes descendent d’un bus, l’un d’entre eux s’adresse à un enfant, et crée la panique. Pris à partis par les habitants, ils sont traînés jusqu’au siège du conseil du village. Trois parviennent à s’échapper. Cinq sont battus à mort. A l’origine de cette violence, de fausses rumeurs circulant sur le réseau de messagerie WhatsApp, qui désignent la présence d’un gang ravisseurs d’enfants dans le village.
Enfants enlevés et peur des étrangers
Il s’agit du dernier épisode en date d’une série d’agressions survenues dans le pays, à l’origine de plus d’une vingtaine de victimes depuis le 10 mai. En cause, des vidéos devenues virales sur des groupes WhatsApp, mettant en scène des enlèvements d’enfants, sujet particulièrement sensible en Inde, où près de 50 000 mineurs disparaissent chaque année. Sur les écrans, les films au succès international Slumdog Millionaire (de Danny Boyle, 2009) et Lion (de Garth Davis, 2016) sont particulièrement révélateurs de ce phénomène ; dans les deux, l’acteur Dev Patel incarne des personnages confrontés, enfants, à du trafic de mineurs.
Si ces « fake news » propagées sur les réseaux sociaux ont autant de retentissement, c’est en raison des craintes qu’elles attisent, propices à créer ces phénomènes de folie meurtrière collective. Les fondements de ces rumeurs sont toujours les mêmes, « des enfants enlevés et la peur des étrangers », résume le docteur Shiv Visvanathan, socio-anthropologue indien. « Exilés dans leur propre pays, les travailleurs pauvres sont systématiquement ciblés », les rumeurs se nourrissant des préjugés. « L’inconscient est piégé par les fake news propagées par les technologies. Et le plus effrayant, c’est qu’on ne sait pas comment les contrer », souligne le Dr Shiv Visvanathan. Dans ce pays de fortes migrations internes, il en déduit que les attaques seront amenées à se multiplier.
« En Inde, technologie et barbarisme s’associent »
« Les lynchages envers des minorités ne sont pas exceptionnels en Inde », affirme le socio-anthropologue, mais leur fréquence a atteint une dimension inédite, une quinzaine sont désormais recensés dans près dix d’Etats du pays, avec l’utilisation massive des réseaux sociaux. Très populaire en Inde, WhatsApp a attiré plus de 200 millions d’utilisateurs (soit 15 % de la population), son plus grand marché au monde. Les épisodes de violence atteignent même les villages les plus reculés, où les rumeurs circulent sur des smartphones à bas coût. Avertis du soi-disant « danger », de nombreux internautes se sentent investis d’une mission et souhaitent à leur tour le partager à leur communauté. Cette information en cascades devient dès lors un mécanisme impossible à enrayer.
« En Inde, technologie et barbarisme s’associent, c’est ce que j’appelle le “techno-barbarisme” », précise le Dr Shiv Visvanathan. Il inscrit ce phénomène dans un contexte plus large de normalisation de la violence, devenue « l’une des plus grandes formes de divertissement » de la population indienne. Il dénonce le partage quotidien de selfies, vidéos et tweets haineux, légitimant la violence gratifiée par les « like » des réseaux. Le lynchage d’un homme issu de la minorité autochtone Adivasi dans l’Etat du Kerala, le 22 février, a ainsi été photographié, filmé, et largement diffusé. Cela contribue à alimenter les tensions entre communautés, problème endémique de la société indienne.
C’est également en raison du manque de confiance envers les forces de l’ordre, que la population a tendance à assurer sa propre défense, affirme le socio-anthropologue. En témoigne l’affaire d’Asifa Bano, fillette musulmane âgée de 8 ans, brutalisée en raison de sa religion. Enlevée le 10 janvier, elle a été battue et violée à de nombreuses reprises dans un temple hindou. A la suite des manifestations à Delhi en avril dénonçant une enquête bâclée, Le Monde s’était procuré l’acte d’accusation de la police qui révélait la complicité de la police locale. Contre rémunération, deux policiers ont fait disparaître des indices et ont lavé la tunique de la fillette pour faire disparaître son sang, avant de la confier à la police scientifique. Le chef de file de l’opposition, Rahul Gandhi, a dénoncé, le 13 avril, l’augmentation des violences à l’encontre des femmes, tout en condamnant un gouvernement qui « protège les violeurs ».
Mr Prime Minister, your silence is unacceptable. 1. What do YOU think about the growing violence against women &… https://t.co/HB6ZnrMmmO
— RahulGandhi (@Rahul Gandhi)
Quelle réponse apporter ?
En réaction, les autorités se sont lancées dans la chasse aux fausses informations. Le gouvernement de Narenda Modi exige, dans un communiqué directement adressé à WhatsApp le 3 juillet, la prise urgente de mesures pour empêcher la diffusion de ces « messages irresponsables et explosifs ». En attendant, l’Etat de Tripura, à l’est du pays, a été jusqu’à suspendre SMS et Internet de jeudi à dimanche à la suite du lynchage de Zahid Khan, marchand de vêtements accusé de rapt d’enfants.
Pour le Dr Shiv Visvanathan, ces mesures répressives n’ont aucune chance de mettre un terme aux rumeurs meurtrières, qui constituent « la force des temps modernes, alimentée par l’expansion des nouvelles technologies ». Selon lui, l’unique solution réside dans l’éducation, la sensibilisation, étendues aux régions les plus isolées. « C’est un processus lent qui nécessite des études sur le sujet, car notre compréhension de l’impact psychologique des technologies demeure limitée. »