« L’Afrique ne doit pas s’industrialiser sur le modèle des dragons asiatiques »
« L’Afrique ne doit pas s’industrialiser sur le modèle des dragons asiatiques »
Par Yann Gwet (chroniqueur Le Monde Afrique)
Selon notre chroniqueur, le continent doit investir massivement dans un système éducatif accessible de qualité pour s’adapter aux enjeux du marché du travail.
Chronique. L’industrialisation du continent est la priorité des institutions de développement et des gouvernements africains. Le thème des Assemblées générales de la Banque africaine de développement (BAD), qui se sont tenues du 21 au 25 juin 2018 à Busan (Corée du Sud), était ainsi « Accélérer l’industrialisation de l’Afrique ». Adesina Akinwumi, le président de la BAD, qui prend souvent l’exemple du pays hôte, y a martelé l’impératif d’industrialisation du continent. Le mot d’ordre était clair : le continent doit s’inspirer des succès asiatiques.
L’idée est séduisante. Le développement des « dragons » d’Extrême-Orient est en effet spectaculaire. Pour rester sur l’exemple sud-coréen, d’après la Banque mondiale, en 1962 ce pays sorti sept ans plus tôt d’une guerre effroyable, affichait un RNB par habitant d’à peine 120 dollars (contre 160 pour le Liberia). En 2016, celui-ci était de 27 690 dollars et le taux de chômage avoisinait les 4,5 %. L’extrême pauvreté a été totalement éradiquée. Ce miracle économique a été rendu possible, en partie, par une politique industrielle vigoureuse. Entre 1962 et 1994, toujours selon la Banque mondiale, les exportations du pays ont connu une croissance d’environ 20 % par an, tandis que l’épargne et l’investissement dépassaient la barre des 30 % du PIB.
Stratégie vouée à l’échec
Pour autant, il est peu probable que les pays africains puissent emprunter la voie sud-coréenne. L’industrialisation de cette dernière a reposé sur la mobilisation d’une main-d’œuvre abondante et peu chère. Mais le monde qui vient devrait bouleverser ce paradigme. Dans un rapport récent consacré aux transformations du travail induites par l’intelligence artificielle et les progrès de l’automatisation, le cabinet de conseil McKinsey a analysé plus de 2 000 fonctions couvrant environ 800 métiers. Sans surprise, les activités les plus susceptibles d’être automatisées sont les « activités physiques dans des environnements hautement hiérarchisés et prévisibles, mais aussi la collecte et le traitement de l’information ».
Si « presque tous les métiers seront impactés par l’automatisation », ces « activités physiques » font partie des métiers qui « pourraient être totalement automatisés sur la base des technologies existantes ». Dans ce nouveau monde, les compétences physiques et manuelles devraient être dévaluées. En revanche, toujours selon McKinsey, les « compétences sociales, émotionnelles, les aptitudes cognitives comme la créativité, la réflexion critique, le traitement d’informations complexes », seront fortement valorisées.
En clair, si les prévisions de McKinsey se vérifient, la stratégie d’industrialisation de l’Afrique par l’exploitation de sa jeune et abondante main-d’œuvre échouera. D’ores et déjà des machines fabriquent vêtements et chaussures ; des robots plantent, arrosent, et récoltent des produits agricoles. Demain que restera-t-il à faire pour les ouvriers africains ?
Défis considérables dans l’éducation
Dans cette ère de bouleversements constants, l’Afrique devrait investir massivement dans l’éducation. L’objectif doit être de construire un système éducatif de grande qualité accessible au plus grand nombre ; de concevoir une éducation qui procure des savoirs fondamentaux de haut niveau, mais qui soit aussi capable de répondre aux besoins d’un marché du travail en constante mutation. Par exemple, combien d’Africains formés localement Google embauchera-t-il dans le centre de recherches en Intelligence Artificielle dont l’entreprise américaine vient d’annoncer l’ouverture au Ghana ?
Sur ce plan comme sur d’autres, les défis sont considérables : un rapport de l’Institut des statistiques de l’Unesco publié en 2018 rappelle qu’en 2017, en Afrique subsaharienne, un cinquième des enfants de 6 à 11 ans n’allaient pas à l’école, contre un tiers des enfants de la tranche 12-14 ans, et 60 % des jeunes âgés de 15 à 17 ans. Dans un rapport publié cette année par la Banque Mondiale et intitulé « Apprendre à réaliser la promesse de l’éducation », on apprend qu’en Afrique subsaharienne moins de 7 % des étudiants en fin de primaire lisent couramment (le niveau en mathématiques est à peine meilleur).
Les partisans africains du modèle asiatique ne devraient pas s’offusquer d’une telle option. Un coup d’œil aux classements PISA, qui évalue le niveau des élèves de 15 ans dans les pays de l’OCDE, révèle que la stratégie du développement par l’éducation n’est en rien originale et n’est pas incompatible avec une stratégie d’industrialisation. En 2016, Singapour était classé premier dans le domaine de la science, devant le Japon (deuxième), Taïwan (quatrième), la Chine (dixième), et la Corée du Sud (onzième). Sachons tirer les bonnes leçons de nos « modèles ».
Yann Gwet est un essayiste camerounais.