En Tanzanie, la fin du braconnage n’est pas pour demain
En Tanzanie, la fin du braconnage n’est pas pour demain
Par Eli Knapp
De nombreux braconniers continuent de chasser pour améliorer leur niveau de vie, malgré les risques d’arrestation, d’emprisonnement ou d’amendes.
La chasse illégale de viande sauvage – aussi appelée viande de brousse – préoccupe de longue date les défenseurs de la faune. Cette pratique existe depuis longtemps en Afrique subsaharienne, attirant l’attention de la communauté internationale et suscitant les débats. Si des actions de lutte anti-braconnage ont été déployées par les autorités et les populations locales, le bilan est mitigé : le déclin de la faune sauvage n’a pas marqué le pas. Pourquoi cette pratique persiste-t-elle ? La réponse, suggérée par les braconniers eux-mêmes, est simple : le braconnage est rentable.
Nous avons mené une étude auprès de braconniers de Tanzanie occidentale. Ces derniers chassent les éléphants pour leur ivoire ainsi que tous les animaux qu’ils peuvent attraper grâce à des pièges pour leur viande (impalas, koudous et guibs harnachés principalement). Cette activité illégale représente l’une des plus sérieuses atteintes à la biodiversité sauvage de cette région.
Diversifier les sources de revenus
Nos travaux apportent un éclairage inédit sur leur motivation et mettent bien en évidence l’intérêt de cette pratique, les bénéfices étant plus importants que les coûts. L’étude nuance également la perception générale qui voudrait que les braconniers figurent forcément parmi les plus démunis. Ce n’est pas systématique : ces derniers ne chassent pas uniquement pour assurer leur subsistance, mais aussi pour diversifier leurs sources de revenus et améliorer leur situation. Ils n’hésitent pas pour cela à prendre des risques.
A la lumière de ces résultats, notre recherche suggère donc que les approches actuelles contre le braconnage sont faussées car elles ne prennent pas assez en compte la diversité des braconneurs. Des actions s’appuyant, par exemple, sur un approvisionnement en viande à un faible coût ont peu de chance d’aboutir car elles n’intègrent pas le fait que la chasse illégale rapporte de l’argent et pas seulement de la nourriture.
Pour ceux chassant par nécessité, des mesures autoritaires, comme des peines de prison ou des amendes, risquent de se révéler tout aussi inefficaces car ces chasseurs n’ont pas d’autre moyen d’assurer un revenu.
Notre étude s’est intéressée à des individus vivant dans des villages bordant deux grands parcs nationaux de Tanzanie : le Serengeti et le Ruaha. Nous avons interrogé 200 braconniers, les questionnant sur leur vie, leurs alternatives d’approvisionnement et leurs motivations. Les répondants ont spontanément donné des renseignements – ils n’ont pas été payés pour cela, ni incités financièrement à participer.
Premier constat : les chasseurs illégaux suivent un raisonnement des plus rationnels. Ils gagnent en effet beaucoup plus par la chasse que par toute autre activité agricole. Sur une période de douze mois, les braconniers ont généré en moyenne 425 dollars. C’est considérablement plus que le montant gagné via des activités classiques – commerces, petites entreprises, ventes de bétail et agricoles – qui s’élèvent à environ 258 dollars annuels.
Entre les périodes de semailles et de moissons
Ces avantages n’ont évidemment aucun sens si on ne les associe pas aux coûts. Et la chasse au gros gibier dans la brousse présente des risques économiques et physiques réels : blessures, arrestations ou encore interdiction de cultiver ou d’exercer d’autres formes de commerce légal. Mais, dans les territoires ruraux de Tanzanie, les avantages l’emportent sur ces coûts.
Dans les régions où l’agriculture est la principale source de revenus, les habitants ont en effet beaucoup de temps disponible pour chasser entre les périodes de semailles et de moissons. Sachant qu’avec un taux de chômage élevé, la main-d’œuvre est rarement un facteur limitant.
En comparant les ménages braconniers et non-braconniers, nous avons constaté que les coûts associés pour la chasse illégale ne s’élevaient qu’à 116 dollars, soit nettement moins que les 425 dollars tirés de la vente de viande de brousse. Parce que les autres sources de revenus sont rares et peu rémunératrices, les braconniers ont ainsi peu à perdre à chasser.
Ces coûts économiques peuvent prendre la forme d’arrestations, d’emprisonnements et d’amendes. Pour chaque incursion dans la brousse, nous avons évalué qu’un braconnier a 0,07 % de chance d’être arrêté. Si cela arrive, il peut être condamné à une amende, emprisonné, battu ou expulsé. Mais les deux tiers des braconniers n’ont jamais été arrêtés. Pour ceux qui l’ont été, ils ont passé 0,04 jour en moyenne derrière les barreaux pour un peu plus de cinq années de chasse illégale. Parmi les personnes arrêtées, un peu plus de la moitié (56 %) ont été condamnées à payer une amende d’un montant moyen de 39 dollars. En moyenne, chaque incursion aura coûté au chasseur seulement deux centimes tout au long de sa « carrière ».
« Modérément pauvres »
La situation est donc claire : la majorité des chasseurs illégaux n’ont jamais été arrêtés. Et ceux qui paient s’acquittent d’une pénalité dérisoire comparée au revenu généralement gagné.
Pour ce qui est des coûts physiques – blessures ou mort –, ils ont été beaucoup plus difficiles à évaluer. A l’extérieur du parc du Serengeti, des espèces sauvages dangereuses ont été fréquemment rencontrées dans la brousse. Un tiers des braconniers interrogés déclaraient avoir été blessés au cours de leur activité de braconnage. Les temps de récupération étaient en moyenne légèrement supérieurs à un mois. Mais sur le nombre moyen de jours qu’un braconnier passe dans la brousse (1 901 jours environ), la probabilité d’être blessé était vraiment faible, d’à peine 0,02 %.
Braconner reste cependant une activité difficile et huit répondants sur dix la qualifient ainsi ; la majorité d’entre eux la pratiquent car ils ne gagnaient pas assez avec des activités légales. La pauvreté a longtemps été considérée comme le moteur du braconnage, mais tous les chasseurs illégaux ne figurent pas parmi les plus pauvres.
Nos travaux concernant les braconniers vivant le long des frontières du parc de Ruaha ont ainsi révélé que si ces derniers sont pauvres, ils ne vivent cependant pas dans une pauvreté extrême. Pour reprendre des termes chers à l’économiste Jeffrey Sachs, il est possible que de nombreux braconniers soient « modérément pauvres » : la faim n’est pas leur préoccupation première et ils se concentrent davantage sur les moyens d’améliorer leurs revenus.
En ce qui concerne la perception de leur situation économique, ces foyers braconniers sont similaires à ceux non-braconniers : plus de la moitié (54 %) d’entre eux se considèrent économiquement « moyens » plutôt que « pauvres ».
Un revenu suffisant toute l’année
Si ces braconniers ne se considèrent pas comme pauvres et voient le braconnage comme quelque chose d’éprouvant, alors pourquoi le font-ils ? La réponse, à la lumière des écrits du philosophe Amartya Sen, pourrait se trouver du côté du concept de « privation de capacité ».
Beaucoup de braconniers manquent en effet d’alternatives pour améliorer leur vie : cette impossibilité à créer des revenus altère d’autant leurs chances de poursuivre des études ou d’avoir des opportunités entrepreneuriales. Privés de moyens pour se construire un futur meilleur, de nombreux chasseurs – du moins en Tanzanie – continuent de braconner pour gagner en capacité et pas seulement pour joindre les deux bouts.
Dans la région du parc national de Ruaha, l’un des chasseurs interrogés a déclaré qu’après six années de braconnage, il avait mis un terme à cette activité. Son nombre de têtes de bétail avait suffisamment augmenté pour lui assurer un revenu suffisant toute l’année. Ce témoignage montre qu’il est possible d’atteindre une richesse suffisante permettant d’arrêter les activités illégales.
Ces résultats présentés ici devraient inciter les protecteurs de la faune à adapter leurs stratégies. Pour stopper le braconnage, il ne suffit pas de se concentrer sur les plus nécessiteux. Car en l’absence d’alternatives pour améliorer leur quotidien, même les braconniers qui peuvent satisfaire leurs besoins fondamentaux continueront à chasser pour l’argent.
Eli Knapp est professeur adjoint d’études interculturelles, de biologie et de sciences de la Terre, au Houghton College (Etat de New-York).
Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.