Comment le Maroc est devenu producteur d’un générique contre l’hépatite C… qui reste inaccessible
Comment le Maroc est devenu producteur d’un générique contre l’hépatite C... qui reste inaccessible
Par Ghalia Kadiri (Casablanca, Maroc, envoyée spéciale)
L’hépatite C, la grande oubliée (3). Pionnier dans la fabrication d’un antiviral dès 2015, le royaume n’a pas encore lancé son Plan national de lutte contre la maladie.
C’est l’un des grands paradoxes de santé publique au Maroc. Le royaume est l’un des rares pays à produire, depuis fin 2015, ses propres traitements contre l’hépatite C à base d’une nouvelle molécule « miracle » capable de guérir la plupart des malades, vendue soixante fois moins cher qu’aux Etats-Unis et trente fois moins cher qu’en France. Et pourtant, le traitement reste encore inaccessible à une grande partie des patients marocains atteints de la maladie infectieuse.
L’histoire était belle. Elle a débuté avec la commercialisation fin 2013 d’un antiviral à action directe révolutionnaire, le sofosbuvir du laboratoire américain Gilead, qui avait déclenché une vive polémique dans le monde en raison de son prix exorbitant. Ce dernier a néanmoins bouleversé la prise en charge de l’hépatite C puisqu’il la guérit en seulement douze semaines sans les effets secondaires observés traditionnellement et quelle que soit la souche du virus, alors que les traitements classiques duraient beaucoup plus longtemps avec un taux de guérison ne dépassant pas 60 %.
Mais, pour garantir une situation de monopole, la firme américaine avait imposé des brevets dans plusieurs pays, faisant du sofosbuvir le seul produit disponible sur place et empêchant, par son prix prohibitif, de nombreux malades d’y avoir accès. Le Maroc, classé dans la catégorie des pays à revenus intermédiaires, n’était pas considéré par Gilead comme un concurrent potentiel pour produire un générique et ne lui avait donc pas imposé pas de brevet. « Ça a été notre chance, car personne ne nous pensait capable de mettre un tel produit sur le marché », sourit Myriam Lahlou Filali, directrice générale du groupe pharmaceutique Pharma5. Ce laboratoire local, qui présente aujourd’hui un chiffre d’affaires de 85 millions d’euros, a saisi l’occasion pour percer le secret de fabrication du sofosbuvir en toute légalité.
400 000 personnes infectées
En novembre 2015, le générique marocain du sofosbuvir est mis sur le marché à environ 1 160 euros la cure, contre plus de 40 000 euros en France. Le royaume est alors le seul pays africain, avec l’Egypte, à produire les génériques du sofosbuvir. Une vraie révolution thérapeutique dans un pays où 400 000 personnes sont infectées, soit 1,2 % de la population, selon les estimations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Sauf que, pour les bénéficiaires du Régime d’assistance médicale (Ramed) pour les plus démunis, qui concerne 35 % des Marocains, le médicament n’est pas remboursé. « Le générique est peut-être beaucoup moins cher que dans les pays occidentaux, mais 1 160 euros, ça reste une fortune relativement au PIB marocain », déplore le docteur Taha Brahni, chargé de plaidoyer à Coalition Plus, qui rassemble une centaine d’associations de lutte contre le VIH et les hépatites.
La gratuité du traitement pour les patients « ramedistes » est pourtant prévue dans le Plan stratégique national (PSN) pour le dépistage et le traitement des hépatites virales, élaboré en 2016. Un plan qui n’est toujours pas lancé en juillet 2018. Son initiateur, le ministre de la santé El-Houcine Louardi, a été limogé en octobre 2017, laissant le département sans tête pendant trois mois. « Le contexte politique au Maroc a en effet retardé le lancement du plan, reconnaît Ibtissam Khoudri, responsable du PSN au ministère de la santé, à Rabat. Mais nous sommes sur la bonne voie. Une fois que nous aurons les médicaments et les tests de dépistage, nous lancerons le PSN. Nous ne pouvons pas négliger tous ces patients qui attendent le traitement. Le nouveau ministre fait tout son possible pour que cela aboutisse. »
« Solidarité familiale »
En attendant, les médecins et les acteurs de la société civile sont désarmés face aux malades les plus démunis, « temporairement non soignés », selon le ministère de la santé. « Nous conseillons aux patients de faire appel à la solidarité familiale ou à vendre des biens s’il le faut afin de se procurer la cure », témoigne un médecin dans le secteur public. L’Association de lutte contre le sida au Maroc (ALCS), membre de Coalition Plus, qui fait un travail de plaidoyer pour une meilleure prise en charge des hépatites depuis l’arrivée des antiviraux, avait commencé des opérations de dépistage dès 2014 chez les personnes à risque. Notamment auprès des toxicomanes, particulièrement touchés par la maladie car ils s’échangent du matériel d’injection contaminé. « Nous avons trouvé un foyer d’infection à Nador [nord], où il y a beaucoup de consommateurs de drogues. Mais nous ne pouvons plus rien faire, ça déchire le cœur », regrette le docteur Brahni.
Déjà trop élevé pour la majorité des malades, le prix du générique vendu par Pharma5 n’a pas évolué et les laboratoires qui ont ensuite lancé leur propre générique se sont alignés sur ce tarif alors qu’en Inde et en Egypte, la cure de trois mois se vend désormais à quelques centaines d’euros. « A la veille du lancement, le ministère nous a demandé de constituer un stock nécessaire car un appel d’offres allait être lancé », explique Mme Lahlou Filali. Mais l’appel d’offres n’est tombé que fin 2017, avant d’être annulé quelques jours plus tard. « Nous avions acheté la matière première au prix fort afin de répondre rapidement aux besoins du pays. L’investissement, très lourd, ne nous a pas permis de baisser le prix », se défend la directrice de Pharma5, qui a finalement écoulé ses stocks dans le secteur privé au Maroc et en exportant en Russie et en Côte d’Ivoire.
Les raisons du report de l’appel d’offres sont restées inconnues. « Les responsables au ministère attendaient certainement que d’autres laboratoires créent leur générique. Soit par favoritisme, en particulier sous la pression des firmes étrangères qui souhaitent s’implanter. Soit pour créer de la concurrence et faire baisser le prix du médicament », révèle un fin connaisseur du dossier. Plusieurs scandales de corruption ont récemment éclaboussé le ministère de la santé, où différents directeurs, dont Omar Bouazza, à la tête du département du médicament et de la pharmacie, ont été remerciés par le nouveau ministre, Anas Doukkali, en poste depuis janvier. « Vu le prix du traitement, il y a beaucoup d’argent en jeu », poursuit la source.
Urgence
L’autre paradoxe, c’est le retard pris dans le travail de diagnostic, qui est encore le point faible de la lutte contre l’hépatite C au Maroc comme ailleurs sur le continent, où l’écrasante majorité des personnes infectées ignorent qu’elle le sont. Or, sans traitement pris à temps, les malades errent d’épisodes de fatigue en perte de poids, de douleurs musculaires en diarrhées, de maux de tête en troubles dépressifs, avant de développer une cirrhose ou un cancer du foie, et continuent à transmettre le virus sans le savoir. « Il n’y a aucune étude de séroprévalence de l’hépatite C au Maroc : on ne sait pas exactement combien, ni qui, ni où sont les populations infectées. On navigue à vue », souligne le Dr Brahni de Coalition Plus. Le ministère de la santé assure toutefois qu’une étude, cofinancée notamment par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est « en cours de lancement ».
Aujourd’hui, le plus grand défi reste de trouver les fonds nécessaires pour lancer le Plan stratégique national, que Coalition Plus a estimé à 6,9 milliards de dirhams (625 millions d’euros). « Tant que le traitement était nocif et très cher, la maladie ne faisait pas partie des grands enjeux de santé publique, assure Hakima Himmich, fondatrice de l’ALCS et actuelle présidente de Coalition Plus. Depuis l’arrivée des antiviraux à action directe, le ministère est convaincu. A présent, il faut sortir l’argent. » Pour convaincre les responsables, Coalition Plus a récemment publié une enquête démontrant que le traitement de l’hépatite C est plus rentable à long terme puisqu’il épargne le coût faramineux des complications.
Parmi les options de financement, la possibilité d’un prêt à taux zéro octroyé par Unitaid a été examinée, mais « aucune initiative concrète n’existe à ce stade », explique son directeur exécutif, Lelio Marmora. Il devient pourtant urgent de traiter les milliers de malades en attente de guérison.
Cette série a été réalisée dans le cadre d’un partenariat avec Unitaid.
Sommaire de notre série Hépatite C, la grande oubliée
Le Monde Afrique propose une série de reportages, décryptages, portraits et entretiens pour raconter l’état d’avancement de la lutte contre l’hépatite C sur le continent.
Episode 3 Comment le Maroc est devenu producteur d’un générique contre l’hépatite C... qui reste inaccessible
Episode 2 Au Cameroun, diagnostic et traitement de l’hépatite C sont encore réservés « à une élite »
Episode 1 « A Nairobi, les héroïnomanes de mon squat n’avaient jamais entendu parler de l’hépatite C »
Présentation de la série L’hépatite C, la grande oubliée