Tour de France : « Cent caresses plutôt que cinquante coups de pioche », par Olivier Haralambon
Tour de France : « Cent caresses plutôt que cinquante coups de pioche », par Olivier Haralambon
Par Olivier Haralambon
Durant le Tour, l’écrivain Olivier Haralambon analyse pour « Le Monde » le style des vedettes du peloton. Aujourd’hui, ce que le changement de braquet a eu comme conséquence sur le style et les performances des coureurs.
Tom Dumoulin (Sunweb) entre Bagnères-de-Luchon et Saint-Lary-Soulan, le 25 juillet. / BENOIT TESSIER / REUTERS
Chronique. La montagne est intimement liée au cyclisme, cet art sisyphéen. Au début, les ci-devant « grimpeurs » ahanaient de toute éternité dans la caillasse et les éboulis. Titubant tels des ânes ivres, sous les noires pluies d’orage ou dans les grésillements de midi, les « forçats de la route » avançaient un coup de pédale après l’autre, dans une succession de gémissements étouffés, accompagnant la jambe descendante d’une inclination du visage, à droite puis à gauche, tendant inlassablement l’autre joue.
Longtemps donc, l’escaladeur planta sa pédale dans la pente comme on plante un piolet. Longtemps il porta sur sa tête le vol circulaire de quelque rapace fasciné par sa peine. Puis, comme on sait, les chaussées se vêtirent de bitume, et la masse fusible des rochers donna naissance à des panoramas moins hostiles.
Pour autant, le grimpeur n’était pas soulagé, condamné qu’il semblait à n’avancer qu’en heurts et à-coups. Robic, Poulidor, Merckx semblaient se briser les reins cinquante fois par minute, grimaçant au ras de la potence comme sous les coups de bâton.
Du style herculéen aux petites usines à plaisir
D’où vient alors – et par quel miracle ? – l’altier port de tête des grimpeurs d’aujourd’hui dont, même au plus dur de l’effort, le regard reste accroché aux sommets ? Quel prodige nous a donc conduit du style herculéen d’Hinault, calé au fond de la selle loin derrière l’axe du pédalier, repoussant la pédale vers l’avant comme un survivant cherchant à se dégager des décombres, au petit cul tranquille de Dumoulin, caressant quasi dédaigneusement la pédale de la pointe du chausson sans se désaxer le moins du monde ? Comment le corps calleux des bagnards, le corps grippé du grimpeur, a-t-il laissé place à ces petites usines à plaisir ? Et comment se fait-il que ces « rois du parquet » que sont les pistards devinssent depuis quelques années si aptes aux ascensions ?
C’est la gamme des braquets disponibles – c’est l’industrie ! – qui, considérablement élargie, a ouvert la porte du vélodrome. Là où le plus court braquet du Blaireau était, disons, de 42 × 24 (environ 3,70 mètres par coup de pédale), aujourd’hui les coureurs disposent d’un 36 × 28 (2,70 mètres). Conséquemment, la cadence de pédalage s’est considérablement élevée, à un niveau dont les cireurs de parquet sont familiers.
Après Wiggins, c’est de Geraint Thomas que l’on s’étonne, comme si le fait d’avoir été poursuiteur le disqualifiait d’emblée. Idiotie. Ce qui fait la qualité d’un pistard, c’est la coordination musculaire, la souplesse : il faut être fin pédaleur pour rouler vite.
Entre cinquante coups de pioche ou cent caresses, c’est peut-être la montagne qui a choisi.
Olivier Haralambon est l’auteur de « Le Coureur et son ombre » (Premiers Parallèles, 2017)