Un « événement » anti-extrême droite victime de la campagne de nettoyage de Facebook
Un « événement » anti-extrême droite victime de la campagne de nettoyage de Facebook
Par Morgane Tual
En bannissant 32 faux comptes liés à des tentatives de manipulation politique, Facebook a supprimé la page événement d’une manifestation contre l’extrême droite prévue à Washington.
Facebook a annoncé la suppression de 32 faux comptes liés selon lui à des tentatives de manipulation politique. / NICOLAS SIX / QUENTIN HUGON / « LE MONDE »
« Je n’arrive pas à croire que je suis obligé de dire ça : la contre-manifestation n’est pas organisée par les Russes. » Sur Twitter, le militant Dylan Petrohilos fait part de son incrédulité. « Nous avons obtenu les autorisations à Washington, nous avons différentes organisations (…) qui travaillent sur ce rassemblement. Facebook a supprimé l’événement parce qu’une page était fausse. »
Si Dylan Petrohilos est en colère, c’est que la manifestation qu’il contribue à organiser vient d’être la victime collatérale d’une opération de nettoyage de Facebook. Le réseau social a en effet annoncé mardi 31 juillet avoir supprimé 32 faux comptes liés à des tentatives de manipulation politique – une méthode proche de celles employées par le Kremlin, même si le réseau social refuse de s’avancer sur l’origine de ces comptes.
L’un d’entre eux, affirme Facebook, a été utilisé pour créer un événement appelant à une manifestation entre le 10 et le 12 août à Washington. Objectif affiché : contrer le rassemblement « Unite the Right » prévu à ces dates, organisé par des groupes d’extrême droite, un an après celui de Charlottesville. Facebook a décidé de supprimer l’événement, qui rassemblait 2 600 utilisateurs « intéressés » et plus de 600 ayant annoncé leur participation. Le réseau social a assuré qu’il les contacterait individuellement pour les informer de la situation.
« Nous avons commencé à organiser ça il y a plusieurs mois »
Or, comme le clame Dylan Petrohilos et d’autres militants, cet événement n’avait rien d’une imposture. « Nous avons commencé à organiser ça il y a plusieurs mois », a ainsi déclaré au New York Times Chelsea Manning, la lanceuse d’alerte qui avait transmis en 2010 des documents secrets de l’armée américaine à WikiLeaks. Malkia A. Cyril, directrice du Center for Media Justice, une association militant notamment contre le racisme, a elle aussi réagi :
« Que les choses soient claires. La contre-manifestation contre le rassemblement Unite the Right est réelle et des militants Black Lives Matter sont impliqués. »
Que s’est-il donc passé ? Tout est parti de la page « Resisters », que Facebook a identifiée comme fausse. Celle-ci publiait des contenus anti-Trump, féministes et sur les natifs américains. C’est elle qui, selon l’entreprise, a créé sur le réseau social l’événement appelant à contre-manifester. Facebook précise toutefois que « les administrateurs non authentiques de la page Resisters ont pris contact avec les administrateurs de cinq pages légitimes pour cogérer l’événement ». Ce faux compte n’était donc pas seul aux manettes.
Vrais et faux militants sur la même page
Le collectif militant ShutItDownDC, qui rassemble d’autres collectifs impliqués dans cette contre-manifestation, a déclaré dans un communiqué qu’il était l’un des administrateurs de l’événement Facebook. « Quand nous avons commencé à nous organiser, on a parlé de créer une page Facebook et nous avons vu qu’elle existait déjà », a expliqué Andrew Batcher, un de ses membres, au site d’information TechCrunch :
« Ça arrive assez régulièrement à Washington, étant donné le nombre de gros événements qui s’y déoulent. On a demandé à devenir coadministrateurs de l’événement, et on a commencé à publier nos trucs. »
ShutItDownDC assure même, dans son communiqué, avoir « pris le contrôle de cet événement Facebook, afin qu’il soit géré par des organisateurs locaux ».
Brendan Orsinger, un autre militant de gauche, apporte un autre élément notable : il assure avoir été coadministrateur… de la page Resisters. Après une manifestation anti-Trump qu’il avait contribué à organiser en janvier, il avait été contacté, raconte-t-il, par une administratrice de la page Resisters pour qu’ils la gèrent ensemble. « Comme ça on pouvait s’entraider pour promouvoir nos événements mutuels », écrit-il. Il dit avoir échangé avec cette administratrice par tchat pendant plusieurs mois et « ça avait l’air normal ». « Je crois que ce compte là était faux, mais pas la page [Resisters] et tous ses administrateurs. » Il dit même, capture d’écran à l’appui, lui avoir suggéré de se mettre en contact avec des collectifs locaux pour la contre-manifestation.
Situation délicate pour Facebook
Si les militants ne reprochent pas à Facebook d’avoir fermé la page Resisters et ne remettent pas en question l’existence d’une tentative de manipulation, ils s’offusquent de la disparition de l’événement. « Facebook ne supprime pas des pages d’extrême droite organisant la haine, mais ils suppriment ceux qui essaient de la contrer », a ainsi réagi ShutItDownDC. Dylan Petrohilos a quant à lui fait référence au choix de Facebook de ne pas supprimer les contenus négationnistes, en dehors des pays où le négationnisme est illégal :
« Facebook : nos mains sont liées, nous ne pouvons pas COMME ÇA supprimer des pages faisant la promotion du génocide. Facebook également : débarassons-nous de pages anti-haine à forte visibilité parce que RUSSIE. »
Facebook est dans une situation délicate. Après avoir découvert les tentatives d’exploitation de son réseau social par une officine proche du Kremlin (IRA), afin d’influer sur l’élection américaine de 2016, le réseau social tente de montrer patte blanche. La suppression de ces 32 comptes et les explications publiques qui ont suivi visent à restaurer la confiance des utilisateurs, mais aussi des parlementaires américains, très remontés contre l’entreprise.
L’imminence de la contre-manifestation promue par la page Resisters a poussé Facebook à réagir vite, a souligné l’entreprise. Il faut dire que le rassemblement de Charlottesville de l’an dernier est un sujet particulièrement sensible pour les grandes plates-formes, qui avaient à l’époque tardé à réagir. Avant de dénoncer publiquement ce rassemblement, de bloquer certains comptes d’extrême droite puis d’annoncer, dans le cas de Facebook par exemple, un durcissement de la politique sur les groupes, discours et symboles haineux. La perspective d’un nouveau Charlottesville, dans lequel serait impliqué Facebook contre sa volonté à cause d’une manipulation politique, est glaçante pour l’entreprise. Au point, déplore le militant Scott Ross, que « Facebook interrompe le travail des organisateurs [de la contre-manifestation] de Washington et essaie de nous faire passer pour des imposteurs ».
Ceux-ci ont finalement lancé un nouvel événement Facebook pour appeler à manifester. Reste à voir si l’annonce de Facebook aura saboté l’événement, décourageant une partie des personnes comptant s’y rendre et pouvant se sentir dupés. Ou bien si, au contraire, cette affaire lui donnera plus de visibilité et attirera davantage de participants.
Quelle que soit la réponse, cet exemple, dans lequel de faux comptes mal-intentionnés se mêlent à des militants réels, montre que les méthodes continuent à évoluer : même après avoir été démasquée, l’opération contribue à exarcerber les tensions et à semer la méfiance au sein de la société américaine.