Le « black-out alcoolique », une amnésie méconnue devant laquelle « nous ne sommes pas égaux »
Le « black-out alcoolique », une amnésie méconnue devant laquelle « nous ne sommes pas égaux »
Par Charlotte Chabas
En 2016, 20 % des adolescents disaient avoir vécu dans les six derniers mois une forme d’amnésie après avoir consommé de l’alcool.
Ce n’est qu’en 1995 qu’un premier chercheur, Donald W. Goodwyn, mène une étude auprès de ses étudiants en première année de médecinesur les black-outs occasionnels. / SPENCER PLATT / AFP
C’est une chaleur « lourde et collante » qui l’a réveillée. Dans la tente bleu nuit, l’air était devenu irrespirable. « C’était comme me réveiller d’entre les morts », se souvient Isabelle H., alors étudiante en marketing de 23 ans. A côté d’elle, une inconnue sommeille. Alors commence pour la jeune festivalière d’un soir « le flot de questions sans réponse ». Comment est-elle arrivée là ? Qui est la personne à côté d’elle ? Où sont les amis avec qui elle a passé la soirée ? Et d’ailleurs, quand s’est terminée cette soirée ? Comment ?
C’était il y a deux ans : son « premier et seul black-out », une amnésie partielle ou totale due à la consommation d’alcool. Et avec lui, le sentiment « que tout s’effondre ». « Comme dans un dessin animé, quand le personnage continue de courir alors que la falaise s’est terminée, et chute dans le vide », dit la jeune femme, qui reconnaît avoir eu ce matin-là « la peur de sa vie ».
Elle n’avait pourtant « pas le sentiment d’avoir beaucoup bu ». Et ne comprend pas comment elle a pu « autant partir en vrille ». Bien sûr, ses amis l’ont trouvée « particulièrement enjouée et dansante ». Mais ne continuait-elle pas à leur parler, à prendre des initiatives ? Et puis, ils avaient « tous bu la même chose », alors pourquoi s’inquiéter ? « Aujourd’hui, ce qu’il s’est passé reste pour moi un mystère », reconnaît Isabelle H., qui n’a jamais connu de nouvelle amnésie due à l’alcool, et en garde encore plus « un sentiment d’irréalité ».
Etudes récentes
« Nous n’en sommes qu’aux balbutiements de la recherche sur ce sujet », reconnaît humblement Mickael Naassila, directeur de l’unité sur l’alcool et les pharmacodépendances à l’université de Picardie. D’abord, parce que le sujet d’étude est relativement récent :
« Très longtemps, on a cru que seuls les alcooliques étaient sujets à ce genre d’épisode amnésique. »
Ce n’est qu’en 1995 qu’un premier chercheur, Donald W. Goodwin, mène une étude auprès de ses étudiants en première année de médecine : 33 % de ces buveurs occasionnels affirmaient avoir connu au moins un black-out. Dans les années 2000, l’étendue du phénomène est mise en lumière par des enquêtes épidémiologiques interrogeant les jeunes sur leur consommation d’alcool. En 2016, une enquête britannique montrait ainsi que 20 % d’un échantillon de 2 140 adolescents avaient vécu dans les six derniers mois une forme d’amnésie après avoir consommé de l’alcool.
A quoi sont-elles dues ? Les études montrent que l’alcool perturbe fortement l’hippocampe, cette zone cérébrale qui joue un rôle de premier plan dans les processus de mémorisation. Le sujet vit des informations que son cerveau ne peut plus encoder pour les stocker sous forme de souvenirs à long terme. « C’est comme une cassette pour laquelle on aurait cessé un temps d’appuyer sur le bouton enregistrer », résume Aaron White, neuroscientifique au Duke University Medical Center, en Caroline du Nord.
Le black-out n’a donc rien à voir avec une perte de conscience, du type coma éthylique. Aucun signe extérieur ne permet en effet de l’anticiper – la personne garde un certain contrôle de sa motricité, même s’il est souvent dégradé. Pour Arthur N., architecte de 31 ans régulièrement sujet aux black-out, c’est « l’aspect le plus bizarre de ces moments ». « On est en soirée, on se sent plutôt bien, et d’un coup, on se réveille et d’autres nous racontent ce qu’on a fait. C’est comme une crise de somnambulisme », témoigne celui qui dit « beaucoup s’interroger » sur ce qui le rend « si particulièrement sensible par rapport à [ses] amis ».
Les femmes plus sujettes
Là encore, le sujet est difficile à étudier, rappelle Mickael Naassila :
« Il faudrait pouvoir commencer une étude au tout début de la consommation d’alcool, suivre ces phases d’amnésie quand elles surviennent et pas après coup, quand justement le sujet ne se souvient pas forcément. Ça pose des difficultés au niveau éthique, et en termes de ressources financières. »
Reste que la science parvient progressivement à établir certains ressorts. « C’est linéaire, plus vous buvez, plus vous avez des atteintes sur l’hippocampe », résume le chercheur américain Aaron White. A partir de 3 grammes d’alcool dans le sang, il y a ainsi « deux fois plus de risques de faire un black-out », souligne Mickael Naassila. De la même manière, plus on consomme vite cet alcool, plus le risque est grand.
Mais impossible pour autant de déterminer des seuils critiques universels, car « nous ne sommes pas égaux face au black-out alcoolique », reconnaît le chercheur de l’université d’Amiens. Sexe, âge, corpulence, état de fatigue, satiété, consommation d’autres substances altérant notre organisme : il existe de nombreux facteurs qui déterminent notre réaction à l’alcool à un temps T.
Les femmes sont ainsi plus sujettes aux pertes de mémoire, selon les études. Car même à poids et corpulence identique à un homme, elles présentent une masse graisseuse plus importante qui ne permet pas une aussi bonne absorption de l’alcool. En outre, le risque de black-out est accentué dans les phases prémenstruelles et ovulatoires. En 2017, un groupe de chercheurs de l’université de Palo Alto en Californie a ainsi publié une étude montrant que les femmes ont une amnésie en buvant en moyenne trois verres de moins que les hommes.
Génétique et tempéraments
Les études ont également pu mettre en lumière certaines prédispositions génétiques à ces amnésies. Ainsi, les individus dont la mère a eu un passé alcoolique sont plus à risque, selon une étude de 2015.
Enfin, les « traits de personnalité et les tempéraments jouent », affirme Mickael Naassila. Parmi les sujets étudiés, ceux qui montrent le plus fort « penchant social pour la fête », et qui donc sont moins inhibés sur leur manière de consommer de l’alcool, ont tendance à être plus sujets aux pertes de mémoire. Les études montrent en outre que plus on vit de black-out, plus on est amené à en vivre. « Il y a plus de sensibilité sous réalcoolisation », résume Mickael Naassila.
Dès lors, se pose évidemment la question des conséquences de ces épisodes. Pour l’heure, aucune différence de compétences mémorielles n’a été prouvée sur les sujets à jeun ayant expérimenté des black-out. Pourtant, « on pressent qu’il y a des conséquences », affirme Aaron White, qui répète que « dans le domaine, beaucoup de choses sont encore largement méconnues ».
Risques de viols ou d’agressions
Sur les corps, c’est une autre histoire. Les black-out alcooliques représentent un risque majeur pour les individus, et multiplient les risques de viols ou d’agressions. Une étude a ainsi montré que les femmes qui connaissent des black-out sont plus susceptibles d’être impliquées dans « des comportements sexuels risqués ». A ce sujet d’ailleurs, la législation reste très floue, et il n’est pas toujours facile de prouver que la victime était non consciente, alors qu’elle n’agissait pas nécessairement comme telle.
Pour Anne C., les black-out étaient devenus au fil des ans comme « un mauvais pote de soirée ». Ils revenaient à un rythme irrégulier, « parfois une fois par mois, puis plus rien pendant six mois ». « Sans cohérence aucune », dit cette Parisienne d’adoption qui travaille dans le milieu de la restauration :
« Il y a des fois où ça m’arrivait alors que j’avais clairement moins bu qu’à d’autres soirées où je me souvenais de tout. »
A 34 ans, elle a connu plusieurs fois « le flip total au réveil ». Ne pas savoir où on est, avec qui, se sentir « comme une machine dont tous les rouages sont cassés » : la serveuse reconnaît « s’être mise en grave danger plusieurs fois ». Même si elle se disait « surprise parfois des compétences qu’on garde ». Jamais ces soirs-là elle n’a oublié de prendre sa pilule – même si elle n’avait aucun souvenir de l’avoir prise.
A force, Anne C. a commencé à changer sa manière de boire. « Clairement, je contrôle beaucoup plus ma consommation. Je compte les verres et je n’ai pas eu de black-out depuis plus d’un an, dit-elle. Mais j’ai le sentiment que rien ne peut complètement m’en protéger. »