« Ultra rêve » : trois films, un maelström de fantasmes
« Ultra rêve » : trois films, un maelström de fantasmes
Par Mathieu Macheret
Un programme de courts-métrages entérine l’existence d’une veine antinaturaliste dans le cinéma français.
Si les courts-métrages ont déserté depuis longtemps les avant-programmes des séances ordinaires, certains arrivent encore en salle appariés selon la bonne vieille formule du « film à sketches ». Ultra rêve est de ceux-ci et en abrite trois – After School Knife Fight, de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, Les Iles, de Yann Gonzalez, et Ultra pulpe, de Bertrand Mandico – qui affichent une remarquable cohérence de forme et d’esprit. Sortis d’une même écurie, la société de production et pépinière Ecce Films, ils sont tous passés par la Semaine de la critique du Festival de Cannes entre 2017 et 2018.
Leur réunion entérine l’existence d’une jeune scène hédoniste, romantique, subversive et formaliste, en somme d’obédience résolument antinaturaliste, dans le paysage du cinéma français. Ces trois films ne sont pas pour autant des galops d’essai : Gonzalez et Mandico, cinéastes confirmés, avaient déjà migré vers le long-métrage (Un couteau dans le cœur et Les Garçons sauvages, sortis cette année), avant de revenir fricoter ici avec un format plus léger et plus libre.
Les deux premiers films du programme sont des pastilles d’une vingtaine de minutes qui soufflent très habilement le chaud et le froid. Dans After School Knife Fight, un groupe d’adolescents (une fille et trois garçons) se retrouve dans une plaine, à l’orée d’une forêt décharnée, pour traîner ensemble et jouer de la musique (une cold-wave synthétique et rêveuse). L’anonymat du lieu, le climat automnal, la retenue des personnages dissimulent un profond séisme affectif que seule la mise en scène rend sensible : l’année prochaine, ils seront séparés, et le groupe n’existera plus.
Flux de désir
Les Iles, quant à elles, se présentent comme un ruban de rêves érotiques enchâssés, où un même flux de désir circule entre plusieurs dimensions et configurations amoureuses : un jeune couple invitant un monstre hideux à rejoindre ses ébats, deux amants s’offrant dans un parc aux regards des onanistes qui rôdent, une nymphe enregistrant sur son baladeur le son de ces étreintes nocturnes pour les rejouer dans sa chambre… Le film s’écoule dans une candeur onirique, enveloppant les appétits sexuels affiliés aux puissances de la nuit, indomptables et dévorants.
Mais la pièce de résistance est servie avec Ultra pulpe, de Bertrand Mandico, qui ferme le bal en apothéose du haut de ses quarante minutes remplies à ras bord. Le film est, en lui-même, impossible à résumer, sinon comme un labyrinthe de rêves et de fables délirantes, arpenté dans le fatras d’un immense plateau de cinéma. Lors d’une fin de tournage aux allures de fin du monde, la réalisatrice Joy d’Amato (Elina Löwensohn) cherche à retenir son actrice Apocalypse (Pauline Jacquard), qui ne l’aime plus, en lui racontant l’histoire de son prochain film. Mais ce récit s’emberlificote en un grand maelström de fantasmes et d’obsessions, comme une plongée dans l’inconscient en roue libre de Joy, tiraillée entre un désir maladif et un désespoir morbide. Plongée qui, en même temps, charrie avec elle le songe d’un film interdit et irréalisable, quelque part entre la bande horrifique et le porno déviant, qui concentrerait en lui toute la part maudite, crapoteuse et jouissive du cinéma.
Un mandrill anglophone
Le récit se compose ainsi de quatre tableaux qui tournent chaque fois autour d’une comédienne différente : Lola Créton et Anne-Lise Maulin fêtant l’anniversaire d’un monstre, Vimala Pons jouant l’actrice fébrile et impudique, Pauline Lorillard en maquilleuse envoyée sur Mars et Nathalie Richard en revenante nécrophile (les trois dernières figuraient déjà au casting des Garçons sauvages). Maquillées comme des voitures volées, vêtues de tenues provocantes, elles évoluent dans un univers ductile et artificieux, où toutes les transformations deviennent possibles.
On y croise tout un carnaval de créatures et d’effigies : un mandrill anglophone aux yeux scintillants, un grand mutant au visage effondré, des mannequins d’enfants aux têtes enflammées et autres spectres revenus du passé… La lumière, saturée de couleurs criardes et acidulées, peinturlure l’image d’un fard fiévreux. Empruntant à l’esthétique des années 1980 sa vulgarité et son extravagance, Mandico construit un monde intégralement synthétique, pour mieux en faire jaillir de l’organique – une borne d’arcade érogène, des jaillissements de viscosités, des étalages de viscères – dans une sorte de cérémonie érotico-gore.
De ce grand fatras hétéroclite naissent toutes sortes d’associations incongrues – un téléphone sorti du ventre d’un singe, des baisers éclairés de l’intérieur, une sonde en forme de tentacule phallique – qui inventent une poésie pop bariolée. Au même titre que les déclamations incantatoires dont sont faits les dialogues, imbibés d’une pluie de références (on y cite pêle-mêle Jean Cocteau, J. G. Ballard, Josef von Sternberg).
Tout cela pourrait être d’une gratuité délibérée, si le film n’avançait sur le fil d’une angoisse sourde, une vraie douleur en basse continue : l’attachement maladif de Joy à ses actrices n’est jamais, en effet, que le symptôme d’une peur plus générale, celle de vieillir, de se flétrir, de perdre l’inspiration, de ne jamais rencontrer la reconnaissance, de mourir dans l’oubli. Ultra pulpe peut ainsi se voir comme un beau film sur la frénésie de créer, seul remède à opposer aux peines qui nous dévorent comme aux ravages du temps. C’est un combat perdu d’avance, mais méritant d’être mené jusqu’à cet épuisement qui suit la jouissance esthétique.
ULTRA RÊVE - BANDE ANNONCE
Durée : 01:09
Programme de trois courts-métrages français par Caroline Poggi et Jonathan Vinel ; Yann Gonzalez ; Bertrand Mandico. Avec Marylou Mayniel, Lucas Doméjean ; Sarah-Megan Allouch, Thomas Ducasse ; Elina Löwensohn, Vimala Pons, Lola Créton (1 h 24). Sur le Web : www.ufo-distribution.com/movie/ultra-reve et eccefilms.fr/Ultra-Pulpe
Les sorties cinéma de la semaine (mercredi 15 août)
- Ultra rêve, programme de trois courts-métrages français de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, Yann Gonzalez, Bertrand Mandico (à ne pas manquer)
- Il se passe quelque chose, film français d’Anne Alix (à voir)
- Capitaine Morten et la reine des araignées, film d’animation estonien de Kaspar Jancis (pourquoi pas)
- Equalizer 2, film américain d’Antoine Fuqua (pourquoi pas)
- Le monde est à toi, film français de Romain Gavras (pourquoi pas)
- Sur la plage de Chesil, film américain de Dominic Cooke (pourquoi pas)
- Under the Tree, film islandais d’Hafsteinn Gunnar Sigurosson (pourquoi pas)
- Une valse dans les allées, film allemand de Thomas Studer (pourquoi pas)
- Destination Pékin, film d’animation américain et chinois de Chris Jenkins (on peut éviter)
A l’affiche également :
- Alive in France, documentaire français d’Abel Ferrara
- Papillon, film américain de Michael Noer