LES CHOIX DE LA MATINALE

Les démons de l’Amérique, le racisme et la ségrégation envahissent les salles obscures cette semaine, avec deux longs-métrages de Spike Lee et un documentaire consacré au parcours de Martin Luther King. Dans un tout autre genre artistique, Silent Voice, film d’animation japonais, nous plonge dans la violence d’une jeune génération mal dans sa peau.

« BlacKkKlansman », un Spike Lee bluffant

BlacKkKlansman Official Trailer #1 (2018) Adam Driver, Topher Grace Movie HD
Durée : 02:47

A 61 ans,Spike Lee signe son grand retour avec BlacKkKlansman – J’ai infiltré le Ku Klux Klan (titre français), qui a remporté le Grand Prix lors de la 71e édition du Festival de Cannes. Il faut dire que le cinéaste tenait dans ses mains un scénario en or, que lui avait confié le producteur et réalisateur Jordan Peele : l’histoire vraie de Ron Stallworth, un policier afro-américain de Colorado Springs qui a réussi, en 1978, à infiltrer le Ku Klux Klan.

Fondée en 1865, l’organisation est tristement célèbre pour ses discours sur la suprématie des Blancs, sa haine des Noirs et des juifs, ses lynchages. Se faire admettre auprès de tels « camarades », il fallait le faire. Ron Stallworth a consigné le récit de cette aventure dans son livre Black Klansman, paru en 2014 (Police and Fire Publishing, non traduit).

Spike Lee fait plus qu’adapter cette histoire stupéfiante : il relie ces années de lutte des Noirs américains à l’actualité, à l’Amérique de Donald Trump et au mouvement Black Lives Matter (Les vies noires comptent) qui se bat aujourd’hui contre les groupuscules néonazis, les suprématistes blancs et autres klansmen.

Le film se clôt par des images des émeutes de Charlottesville, qui virent s’affronter le 12 août 2017 en Virginie l’extrême droite et des militants antiracistes, et au cours desquelles fut tuée la jeune Heather Heyer, à qui le film est dédié.

L’auteur de Do the Right Thing (1989) malaxe la fiction, le documentaire, et les deux ne font plus qu’un – au prix de collages d’images parfois douloureux sur le plan esthétique. Sans doute cherche-t-il à impressionner l’œil, ou à transformer le spectateur en caméra agissante? Comme dans Malcolm X (1992), son biopic sur le leader noir américain assassiné en 1965, il affirme l’idée que le cinéma est le mieux à même de montrer le monde. Et qu’il peut être divertissant. Clarisse Fabre

« BlacKkKlansman – J’ai infiltré le Ku Klux Klan », film américain de Spike Lee. Avec John David Washington, Adam Driver, Topher Grace (2 h 15).

« Miracle à Santa Anna », la campagne d’Italie par les GI noirs

Miracle At St. Anna - Trailer
Durée : 02:26

La cause noire américaine nourrit l’œuvre de Spike Lee dans l’espace et le temps. L’implication des troupes noires dans la libération de l’Europe durant la seconde guerre mondiale est ainsi le sujet de Miracle à Santa Anna. Réalisé en 2008, le film est resté méconnu en France en raison de l’annulation de sa sortie par la filiale distribution de TF1 et du procès qui s’ensuivit entre les parties. La possibilité de le découvrir nous est enfin offerte par le distributeur Splendor Films qui le met en salle mercredi 29 août.

Initiative heureuse en ce sens qu’elle répare une continuité mise à mal dans la fréquentation d’un auteur important, mais plus problématique dès lors qu’on examine, avec le recul nécessaire, la valeur intrinsèque de Miracle à Santa Anna. Grosse production majoritairement tournée en Italie, le film est inspiré du roman éponyme de l’écrivain James McBride, publié en 2002, qui relate l’expérience de l’oncle de l’auteur, membre durant la seconde guerre mondiale de la 92e division d’infanterie, dans laquelle 15 000 soldats afro-américains ont combattu sur le front italien d’août 1944 à novembre 1945.

La construction du récit est ample. Il démarre de nos jours à New York avec l’assassinat inexpliqué d’un client par un employé de poste, détenteur de la prestigieuse médaille militaire « Purple Heart », se poursuit par un long retour en arrière sur la campagne d’Italie, revient enfin aux Etats-Unis pour à la fois élucider l’affaire criminelle et trouver une forme de rédemption aux survivants du carnage. Jacques Mandelbaum

« Miracle à Santa Anna », film américain de Spike Lee. Avec Laz Alonso, Derek Luke, Omar Benson Miller, John Turturro (2 h 36).

« King : de Montgomery à Memphis », documentaire d’époque

KING: DE MONTGOMERY À MEMPHIS Bande Annonce (2018) Martin Luther King, Documentaire
Durée : 01:51

Résonnant fortement avec le propos de BlacKkKlansman de Spike Lee, la sortie de King : de Montgomery à Memphis lui offre une sorte de pendant documentaire.

Réalisé en 1970, deux ans après l’assassinat de Martin Luther King, distribué à l’époque dans 500 salles de cinéma aux Etats-Unis, ce film est un long montage d’archives (trois heures) consacré à cette immense figure américaine, produit et supervisé par Ely Landau, producteur à la télévision et au cinéma.

Quoique réalisé avec le soutien et la participation de très grands noms du cinéma et plus largement de la scène américains (Sidney Lumet, Joseph Mankiewicz, Harry Belafonte, Paul Newman, Burt Lancaster, Marlon Brando…), King demeure essentiellement une reconstitution du parcours de Martin Luther King entre 1955 et 1968.

Dépourvu de commentaire comme de tout élément de contextualisation en raison de sa proximité avec le sujet, entrecoupé de brèves vignettes où des acteurs célèbres récitent de courts textes poétiques ou romanesques, ce documentaire d’époque se révèle aujourd’hui d’un abord escarpé.

Mais ce que l’on perd d’un côté, on le gagne de l’autre. La pure valeur de témoignage de ces images fait ici son office et offre une image au ras du bitume, passablement terrifiante, d’une Amérique engluée dans le racisme et la ségrégation. J. M.

« King : de Montgomery à Memphis », documentaire conçu et produit par Ely Landau, avec la participation de Sidney Lumet et Joseph L. Mankiewicz. (3 h 02).

« Silent Voice », violence adolescente

A Silent Voice - Official Trailer
Durée : 01:31

L’animation japonaise a ceci de particulier que, brassant un large public, elle est capable d’aborder toutes sortes de sujets, des plus farfelus jusqu’aux plus sensibles.

Silent Voice, adapté du manga éponyme de Yoshitoki Oima, qui conjugue les questions du handicap et du harcèlement scolaire, est le troisième long-métrage de Naoko Yamada, jeune animatrice née en 1984 et faisant figure de pionnière dans une industrie encore très largement masculine. Armé de thématiques aussi intimidantes, le projet semblait cerné de part et d’autre par les écueils du film à thèse ou de l’édification morale. Or, Naoko Yamada livre une œuvre d’une finesse et d’une sensibilité insoupçonnées.

Le film brille d’abord par sa précision psychologique, prenant ses aises sur plus de deux heures pour mieux décortiquer l’intériorité heurtée de ses personnages. Divisé en deux temps, le récit tourne autour d’un collégien turbulent et farceur nommé Ichida. Lequel voit un beau jour débarquer dans sa classe Nishimiya, une nouvelle élève atteinte de surdité. Ichida ne tarde pas à se moquer d’elle. Puis toute la classe suit son mauvais exemple et dénigre la nouvelle recrue.

Mais le film ne s’arrête pas là et retrouve les mêmes personnages cinq ans plus tard, pour suivre à la trace les répercussions de cette violence dans la vie de chacun. L’intelligence du film consiste, par la suite, à déjouer tout manichéisme. Silent Voice vaut enfin pour sa capacité à dépasser son propre sujet pour dresser, plus largement, le portrait d’une jeune génération de Japonais ayant en partage une certaine violence larvée, car minée par un profond mal-être. Mathieu Macheret

« Silent Voice », film d’animation japonais de Naoko Yamada (2 h 05).