1337, l’école marocaine qui veut former des génies du numérique
1337, l’école marocaine qui veut former des génies du numérique
Par Ghalia Kadiri (Khouribga, envoyée spéciale)
Lancé par l’Office chérifien des phosphates en partenariat avec Xavier Niel, l’établissement s’apprête à accueillir sa première promotion.
L’école 1337, à Khourigba, au Maroc. / DR
C’est peut-être la chance de sa vie. Mehdi, 22 ans, n’a pas l’intention de la laisser passer. « Au Maroc, ceux qui ont des parents pauvres ont très peu de chances de réussir. Si je suis admis dans cette école, je pourrai développer une idée aussi révolutionnaire que Facebook ou WhatsApp. Et je deviendrai milliardaire ! » En attendant cette fortune rêvée, le jeune homme a vendu les biens qu’il possède – un téléphone portable et quelques gadgets informatiques – pour faire le chemin de Nador, dans le nord-est du royaume, jusqu’à la cité minière de Khouribga, à 600 km de là.
Au milieu des mines de phosphate et des anciens fours de séchage, à 1 h 30 de Casablanca, un bâtiment flambant neuf abrite son rêve : 1337 – prononcer « treize trente-sept » – un nom qui fait référence à un système d’écriture, le « leet speak », utilisant des caractères alphanumériques. C’est la première école de code entièrement gratuite et sans prérequis de diplôme au Maroc. Fruit d’un partenariat pédagogique avec l’école 42, un établissement de formation en informatique co-fondé en 2013 à Paris par Xavier Niel, le patron du groupe de télécoms Free (et actionnaire à titre personnel du Monde), elle est financée par l’Office chérifien des phosphates (OCP), la première entreprise du pays.
L’épreuve de la « piscine »
Comme les 599 autres candidats venus tenter leur chance pour intégrer la première promotion de ces futurs développeurs, Mehdi doit affronter l’éprouvante et atypique épreuve de la « piscine ». Pendant quatre semaines de compétition intense, les postulants effectuent une véritable plongée dans l’établissement, planté au cœur de la plus grande mine de phosphate à ciel ouvert du monde. Sept jours sur sept, 24 heures sur 24, ils enchaînent des travaux de programmation informatique.
« Nous avons organisé deux piscines avec 300 candidats pour chacune, et il y en aura encore d’autres au cours de l’année. Le processus de sélection, la formation, les méthodes pédagogiques… C’est la même chose qu’à Paris », précise Hind Bernoussi, responsable de la communication de 1337 et collaboratrice de l’OCP. A une différence près : ici, tous les repas sont offerts. « Nous ne voulons pas décourager certains élèves qui n’auraient pas les moyens. Nous cherchons des talents, où qu’ils se trouvent. »
Depuis lundi 27 août, les 300 candidats (dont 32 filles) venus des quatre coins du pays pour participer à la deuxième « piscine » passent la plus grande partie de leur temps dans les « clusters », deux immenses salles aux murs tagués où sont disposés 300 iMac 27 pouces, et codent jusqu’à quinze heures par jour. Lorsque les cerveaux chauffent, filles et garçons font une partie de baby-foot ou de billard dans les salles de repos à l’ambiance « geek » et colorée. Au dernier étage, un « squat » temporaire permet aux candidats de dormir quelques heures avant de reprendre le travail acharné.
Gare à ceux qui ne respectent pas les règles de l’établissement. Ils sont passibles de travaux d’intérêt général (TIG). Etre « tigé », c’est nettoyer les ordinateurs, aider les femmes de ménage ou servir les repas. « Qu’ils soient admis ou non, cette formation leur apportera énormément. Par exemple, en sortant d’ici, les candidats de la première piscine ont commencé à aider leurs mères et leurs sœurs aux taches ménagères », se félicite Mme Bernoussi.
En octobre, les 150 à 200 étudiants retenus entameront une formation étalée sur trois ans, inspirée du principe de « peer to peer education », une pédagogie basée sur le partage des connaissances : ni professeurs, ni manuels, ni horaires fixes – l’école ne ferme jamais. « Si un élève ne parvient pas à résoudre un exercice, il doit demander à son camarade, explique Mme Bernoussi. Si les 150 ne trouvent pas, alors le staff technique intervient. »
Pendant les quatres semaines que dure l’épreuve de la « piscine », les candidats enchaînent des enchaînent des travaux de programmation informatique. / DR
« Pas besoin de piston »
A Khouribga, le seul critère de sélection est l’âge : il faut avoir entre 18 et 30 ans. Quelque 15 000 candidats ont passé un test de logique et de mémoire en ligne pour prétendre à la « piscine ». « Ensuite, c’est venez comme vous êtes ! En djellaba, voilée, en jupe, avec des dreadlocks, une casquette ou en claquettes, on s’en fiche », lance la responsable de la communication.
Au moment où le système éducatif marocain est décrié et alors que le chômage explose – 26,5 % chez les jeunes de 15 à 24 ans –, les passionnés d’informatique pensent avoir trouvé leur eldorado. Ici, il n’y a pas de « hogra », ce « mépris » auquel sont confrontés nombre d’élèves peu argentés dans le système classique. L’éternelle problématique de l’enseignement en arabe dans les lycées publics puis en français dans les universités est gommée : à 1337, on parle C, Python ou Ruby – des langages informatiques.
« Pour une fois, on n’a pas besoin de piston pour étudier. Et ce n’est pas parce qu’on ne maîtrise pas le français qu’on n’aura pas de travail, dit fièrement Soumiya, tout juste 20 ans, originaire de Meknès. Ce qu’on apprend ici en quelques jours, je ne l’ai pas appris en deux ans à la fac. » Le débat sur l’échec de l’éducation dans le royaume revient sans arrêt. « J’en ai marre des profs absents, des examens retardés. J’étudie la topographie à la fac d’Agadir et il n’y a même pas de matériel. Comment étudier sans matériel ? », s’offusque Tarik.
Pour ces jeunes Marocains, intégrer 1337, c’est la promesse d’une ascension sociale. « L’occasion de réaliser nos rêves », espère Marwane, qui a démissionné de son poste d’employé de péage pour participer à l’aventure. « Aujourd’hui au Maroc, avoir le bac définit toute la vie d’un enfant. A moins que ses parents aient assez d’argent pour l’envoyer étudier à l’étranger. S’il n’a ni l’un ni l’autre, il est fini », déplore Larbi El Hilali, directeur de 1337 et ombudsman (médiateur) à l’OCP.
Une grande partie des candidats sont en marge de la société, déscolarisés, ou travaillent dans le secteur informel. « Ils s’autoforment dans le domaine de l’informatique et, souvent, ils sont talentueux mais ils n’ont pas de perspectives, poursuit M. El Hilali. Nous sommes allés chercher les jeunes talents dans les patelins à travers le pays pour en faire les génies de demain. »
Billard, baby-foot... Entre deux séances de travail, des candidats se détendent dans une salle de repos.
Un incubateur de start-up
Approchée par l’OCP en novembre 2017, l’école 42, qui cherche à s’exporter et a ouvert un deuxième campus en Californie, a donné son aval pour se joindre au projet en janvier. « Il n’y a aucune différence entre un élève assis à Khouribga ou dans la Silicon Valley », assure le directeur. Pour le géant des phosphates, qui se dit investi « d’une responsabilité sociétale », l’objectif est clair : le Maroc forme des ingénieurs mais manque de codeurs et « ça freine l’implantation de certaines entreprises », affirme M. El Hilali. Les « petits génies » qui sortiront du lot – « environ 30 % des diplômés » – seront soutenus par l’OCP pour créer leur entreprise.
Autour de l’école, déjà, des grues s’activent pour la construction d’un espace d’un hectare et demi, le « mail central », qui servira d’incubateur de start-up. « C’est comparable à une résidence d’artistes. Nous donnerons à ces talents numériques le soutien et le temps pour développer leurs idées. Nous prenons le risque », soutient M. El Hilali. L’OCP, dont le chiffre d’affaires dépasse 4,4 milliards d’euros, refuse de communiquer le montant de l’investissement engagé pour l’ensemble du projet. « Le chiffre n’importe pas, nous investissons sur les générations futures », avance le directeur de 1337.