Cachez ces Alcooliques anonymes que le Maroc ne saurait voir
Cachez ces Alcooliques anonymes que le Maroc ne saurait voir
Par Ghalia Kadiri (Salé, Casablanca, Maroc, envoyée spéciale)
Plus de 1 % des Marocains seraient dépendants, mais soigner cette addiction est difficile dans un pays où boire de l’alcool est interdit.
Nadia*, la cinquantaine, est une femme de forte corpulence, vêtue d’une djellaba rouge, les cheveux grisonnants couverts d’un voile à fleurs. C’est un peu la « maman » du groupe. D’ailleurs, aujourd’hui, c’est elle qui prend la parole en premier. « La semaine dernière, c’était l’Aïd. Et vous savez quoi ? Pour la première fois depuis trente ans, je me suis levée le matin. C’est moi qui ai cuisiné les moutons, trois moutons ! » Une salve d’applaudissements salue ses efforts. « Bravo ! », lâche un camarade. « Grâce à Dieu ! », lance un autre.
Cela fait bientôt huit mois que Nadia n’a pas bu une goutte d’alcool. Pendant trente ans pourtant, chaque jour, le rituel était le même. Le réveil ? Pas avant midi. La marche de la honte vers l’épicerie du coin. La bouteille de vodka de mauvaise qualité. Les verres « cul sec, sans mélange ». Nadia se terrait dans sa chambre, rideaux fermés, et passait sa journée « à boire devant les chaînes de télévision françaises ». Jusqu’à ce que son fils, longtemps pétrifié par la peur du déshonneur, finisse par l’emmener à l’hôpital Ar-Razi de Salé, où elle a été soignée dans le premier centre d’addictologie au Maroc, ouvert en 2000.
Depuis, Nadia revient tous les jeudis pour participer à la réunion des Abstinents anonymes d’Ar-Razi (AAA), lancée il y a un an pour assurer le suivi des personnes dépendantes et prévenir les rechutes. « Pour se protéger, on ne dit pas “Alcooliques anonymes”, car les textes de loi sont clairs : l’alcool est interdit pour les musulmans au Maroc. Nous ne voulons pas avoir de problèmes », explique Rachida Benbaze, infirmière à l’hôpital et modératrice des AAA. Mais le groupe suit à l’identique la méthode des Alcooliques anonymes, nés en 1935 aux Etats-Unis, et les douze étapes nécessaires pour parvenir à l’abstinence.
La crainte du « faux pas »
Chaque jeudi matin, une douzaine de « AA » (et jusqu’à trente pendant le ramadan, où la participation atteint son pic) se réunissent dans une petite salle sobre et lumineuse. La séance commence par un « Bismillah ! » prononcé en chœur. « Au nom de Dieu ». Même si « les confessions n’ont pas leur place ici », rappelle Rachida Benbaze. « Les AA sont basés sur la spiritualité, on s’inspire forcément de l’islam car nous vivons dans un pays musulman. Mais nous sommes laïcs. » Le mot haram (qui désigne ce qui est interdit par la religion) est proscrit. « Il n’y a aucun jugement. L’addiction est une maladie chronique du cerveau », rappelle l’infirmière.
Assis autour d’une table sur laquelle sont posés boissons et gâteaux, certains, à l’instar de Nadia, affichent une mine optimiste. Mais beaucoup gardent la tête basse et restent silencieux, les mains tremblantes. Une mauvaise nouvelle tombe : la veille, Jalil*, 40 ans, a replongé. La crainte du « faux pas », dans le langage des « AA », hante chacun d’eux. « On a tous peur de rechuter », avoue Nasser*, un des deux parrains du groupe, malgré ses huit années d’abstinence. Lui a tout perdu à cause de l’alcool. Sa femme, son travail, sa maison, son statut social. « J’étais devenu clochard. J’ai fait une tentative de suicide, mais Dieu ne m’a pas tué. Alors je me suis dit que j’avais peut-être une mission : aider les autres à trouver le courage de se faire soigner dans un pays où l’alcoolisme est l’un des grands tabous. »
Au point qu’il a fallu des années d’acharnement pour voir le projet aboutir. Le 29 septembre, les AAA souffleront leur première bougie. « On s’est lancés un peu comme ça, en regardant des vidéos sur YouTube », sourit Mme Benbaze. Et pour suivre les douze étapes traditionnelles détaillées dans le livre des Alcooliques anonymes, qui n’existe pas en langue arabe, il a fallu s’engager dans un long travail de traduction. « Je m’inspire de celui des Narcotiques anonymes, qui est édité en arabe », précise la modératrice, les mains posées sur l’ouvrage consacré aux toxicomanes.
Les femmes se cachent
Au Maroc, la loi interdit strictement la vente et la consommation de boissons alcoolisées aux Marocains musulmans. Théoriquement réservée, donc, en majeure partie aux touristes, la vente d’alcool est néanmoins largement accessible aux nationaux. Dans les grandes villes, les consommateurs en trouvent dans certaines grandes surfaces, dans des magasins spécialisés ou chez des vendeurs informels, dans des hôtels, des pubs chics ou des bars populaires. Dans les campagnes et les petits villages, les habitants fabriquent leur propre alcool, généralement de l’eau de vie (mahia).
« Il faut arrêter de se voiler la face. Il n’y a pas une famille au Maroc qui n’a pas connu au moins une fois un problème d’addiction », prévient Imane Kendili, psychiatre et addictologue à Casablanca. En 2009, elle a participé, avec l’association Nassim et d’autres médecins addictologues, à la mise en place des premières réunions des Alcooliques anonymes, qui se rassemblent de manière plus ou moins régulière dans plusieurs villes, notamment à Casablanca, Rabat, Marrakech et Agadir.
« Nous sommes protégés parce que nous existons au sein d’un hôpital, indique Mme Benbaze. Mais les autres groupes à l’extérieur des structures hospitalières ont du mal à être pérennes. » Trouver un local pour accueillir des alcooliques est un parcours du combattant dans le royaume.
Pourtant, le besoin est là. « Une étude menée en 2009 par des psychiatres estime que 1,4 % des Marocains sont dépendants à l’alcool et que 2 % en abusent. C’est énorme », alerte la docteure Kendili. En 2014, un rapport de l’Observatoire national des drogues et des addictions (ONDA) faisait état de 50 000 à 70 000 Marocains (sur 35 millions d’habitants) présentant « un usage problématique d’alcool ».
Les hommes sont les plus touchés. Mais, contrairement aux idées reçues, les femmes alcooliques « sont beaucoup plus présentes qu’on ne le croit, mais elles se cachent », affirme la psychiatre addictologue. Nadia, la seule femme des AAA, en sait quelque chose : « Dans les milieux populaires, une femme qui boit tout court est une prostituée ou une dépravée. Alors imaginez une femme alcoolique : j’ai été stigmatisée, reniée par le voisinage, exclue de la société. »
Hypocrisie sociale
Dans ce climat d’hypocrisie sociale où la réalité est masquée par les discours moralisateurs religieux, l’accès aux soins et la prévention trouvent difficilement leur place. « L’alcoolisme est vu comme de l’insolence et de la déviance, il y a beaucoup de stigmatisation, y compris dans le milieu médical, témoigne une infirmière d’un hôpital casablancais, sous couvert d’anonymat. Quand un alcoolique est malade, on ne peut pas s’empêcher de penser que c’est de sa faute. »
Depuis 2000, au moins quatorze centres d’addictologie ont toutefois ouvert leurs portes à travers le pays. Dix ans plus tard, un programme national de lutte contre les conduites addictives a été lancé sur instruction royale, signe d’une volonté politique de lutter contre tous les types d’addictions. Mais les places sont encore limitées, dans le secteur public comme dans le privé. « En plus, il n’y a pas de suivi, de réinsertion sociale et encore moins de programme de prévention nationale », fustige Imane Kendili. Et l’interdit socio-religieux risque de décourager pendant longtemps les alcooliques de se faire soigner.
* Les prénoms des membres de l’AAA ont été modifiés pour respecter leur anonymat.