A Bordeaux, plongée dans les paradoxes de l’innovation
A Bordeaux, plongée dans les paradoxes de l’innovation
Par Adrien Naselli
Le festival Novaq, organisé par la région Nouvelle-Aquitaine du 13 au 15 septembre à Bordeaux, questionnait les notions de progrès et d’innovation autour de trois thèmes : cerveau, espace, océans.
Installation de réalité virtuelle proposée par Cortex Productions au festival Novaq, à Bordeaux, le 13 septembre 2018. / Margot Host
Depuis la splendide terrasse du Hangar 14, à Bordeaux, les festivaliers les plus matinaux ont droit, ce jeudi 13 septembre, à un lever de soleil sur la Garonne. Les portes de Novaq, le festival de l’innovation voulu par Alain Rousset, président de la région Nouvelle-Aquitaine, viennent de s’ouvrir. A l’intérieur, un salon d’exposants saturé de curiosités et une salle noire aux allures futuristes dédiée aux conférences programmées par Le Monde, avec une cinquantaine d’invités : fondateurs de start-up, chercheuses, philosophes, inventeurs en tout genre ou encore le directeur du laboratoire d’intelligence artificielle de Facebook France.
Ce matin-là, 1 200 personnes étaient venues écouter des débats autour des questions éthiques que posent l’intelligence artificielle et la recherche sur le cerveau. Mais c’est le thème de la mémoire qui attire le plus de spectateurs. Dans le hall, dix élèves de terminale au lycée technique de Ribérac, une commune située à cent kilomètres de Bordeaux, s’indignent en choeur : « Il y a Fabien Olicard à Novaq ? Et il est déjà passé ? Mais non ! » La star de la matinée, c’était lui. Le mentaliste de 36 ans, qui diffuse ses astuces sur YouTube à quelque 800 000 abonnés, est adulé par les adolescents qui apprécient son côté grand frère je-sais-tout et cool à la fois. Son métier ? Rétablir des vérités. Non, nous n’utilisons pas seulement dix pour cent des capacités de notre cerveau ; oui, nous retenons mieux en nous amusant, et « nous sommes les seuls mammifères à avoir estimé qu’il convenait pour apprendre de s’asseoir à un bureau sans bruit ».
La génération née au tournant du millénaire ne s’émeut pas des casques de réalité virtuelle qui peuplent les stands du rez-de-chaussée. Ils font partie de leur univers. Mais ce groupe d’étudiantes en BTS s’est en revanche passionné pour les mises en garde du philosophe Jean-Michel Besnier sur le transhumanisme : « Notre thème en culture générale est “Corps naturel, corps artificiel”. Du coup, la prof nous a envoyées ici. Et on ne regrette pas ! »
Intelligence artificielle
Clément Romac, 22 ans, vient d’être embauché par la start-up bordelaise Weenove qui utilise l’intelligence artificielle pour trier nos données. Au sortir d’une table-ronde, il est surpris que les questions du public se soient focalisées sur les potentiels mésusages de l’intelligence artificielle : « Les robots sont loin de pouvoir prendre le contrôle sur nous ! » Même vision des choses pour Nicolas Sekkaki, le PDG d’IBM France, qui introduit la matinée : « L’intelligence augmentée va nous permettre de faire ce qu’on ne sait pas faire aujourd’hui. L’homme a des biais et les transmet à la machine. Mais la machine pourra bientôt nous aider à corriger nos biais. » Doit-on commencer à s’inquiéter quand il ajoute qu’« aujourd’hui, une machine peut détecter les affinités d’une personne et la mettre en face du bon interlocuteur dans un cadre commercial » ? Un frisson parcourt la salle.
1 200 personnes ont assisté au cycle de conférences consacré au cerveau, au festival Novaq, à Bordeaux, le 13 septembre 2018. / Margot Host
Au rez-de-chaussée, tandis que l’on serpente dans le décor pop de Novaq, une certaine Leenby nous tend la main en s’exclamant : « Je suis ravie de vous rencontrer. » Leenby est un robot de service conçu par l’entreprise Cybedroid, qui pourra, à terme, aider des opticiens ou remplacer le personnel d’accueil. Son fondateur, Fabien Raimbault, lui a donné les formes du « standard féminin » car il a constaté « d’après une expérience » que les humains font plus confiance à un semi-humanoïde qui a l’apparence d’une femme. Un exemple parmi d’autres pour montrer que « innovation » ne rime pas forcément avec « révolution ».
Faut-il encadrer, contrôler l’innovation ? Se met-elle réellement « au service de l’humain » ? Le débat court dans tout Novaq. Le philosophe et physicien Etienne Klein pose cette question : « Que se passe-t-il dans la tête d’un caissier de supermarché qui cohabite avec les objets qui vont le mettre au chômage ? » Pour lui, « toute innovation est politique. »
« Toute innovation est politique »
La militante écologiste Claire Nouvian, fondatrice de l’ONG Bloom et lauréate du prestigieux prix Goldman 2018, le prouve devant un public ému et conquis vendredi, à l’ouverture de la matinée consacrée aux océans. Elle retrace l’histoire de l’industrialisation de la pêche et de « l’hécatombe » en cours (75 % des requins ont disparu depuis le XIXe siècle) : « On a tellement réduit la population de poissons qu’on ne peut plus se passer de notre technologie pour pêcher. Alors on va aujourd’hui jusqu’à les électrocuter. On a déclaré la guerre aux poissons, et on l’a gagnée. Les lobbys sont dans la place et obtiennent des décisions publiques iniques. L’innovation au service de la destruction de l’océan, ce n’est pas qu’une figure de style. » La salle retient son souffle et lui demande comment agir. « Pour régler le problème, c’est simple, s’élance la fondatrice de l’ONG Bloom. Le gouvernement doit arrêter de subventionner les pêches destructrices ! » Applaudissements à tout rompre. « N’y a-t-il aucun espoir ? », se risque quelqu’un. « Aucun, répond-elle. Mais je crois évidemment à l’activisme et à certaines innovations qui peuvent améliorer le sort des océans. » Elle cite le satellite Eyes on the Seas, qui permet aujourd’hui de repérer les bateaux de pêche illégale.
L’espoir pour le futur de notre planète surgit dans les moments d’émotion : les images apaisantes de la Terre de Jean-Pierre Goux, la musique hypnotique du fond des mers de Pascal Joguet, qui a créé un instrument de musique électronique écolo. Très en verve, l’économiste Nicolas Bouzou, qui milite pour une Europe compétitive dans l’exploration spatiale, s’écrie : « Regardez comme les gens adorent l’aventure de Thomas Pesquet ! On peut faire rêver tout le monde avec l’espace. C’est notre destin d’aller l’explorer, d’aller bientôt sur Mars. » L’espace et ses satellites essentiels au fonctionnement des applications qui irriguent nos quotidiens et qui devraient aider à limiter l’impact du réchauffement climatique.
La sentence du scientifique américain Edwin Herbert Land, écrite sur les murs du hangar H14, semble mettre tout le monde d’accord : « Innover, ce n’est pas avoir une nouvelle idée, mais arrêter d’avoir une vieille idée. »
Les robots de Cybedroïd, au festival Novaq, à Bordeaux, le 13 septembre 2018. / Margot Host