Natural Cycles, l’application « contraceptive » qui fait débat
Natural Cycles, l’application « contraceptive » qui fait débat
Par Perrine Signoret
En dépit de grossesses non désirées par dizaines, Natural Cycles, une application mobile reposant sur la méthode des températures, attire des centaines de milliers de femmes à travers le monde.
En Suède, elles sont cent quatre-vingt-neuf. Cent quatre-vingt-neuf femmes à s’être signalées ces neuf derniers mois auprès de l’agence de contrôle des médicaments du pays, après s’être retrouvées enceintes involontairement. Toutes utilisaient pour méthode de « contraception » une application mobile baptisée « Natural Cycles ». Celle que l’Agence des normes de la publicité britannique a épinglée à la fin du mois d’août pour publicité trompeuse, Natural Cycles se qualifiant de « très précise ». L’application avait aussi suscité l’inquiétude d’un hôpital suédois, en janvier, qui avait interpellé l’agence de contrôle du médicament. Laquelle a publié jeudi 13 septembre les conclusions, plutôt favorables, de son enquête sur Natural Cycles.
Cette application suédoise est la plus populaire en son genre. Créée en 2014, elle revendique aujourd’hui 900 000 abonnées à travers le monde. Proposée à 65 euros par an ou à 9 euros par mois (contre 400 euros pour un moniteur de contraception classique), elle repose sur la méthode des températures. L’utilisatrice doit ainsi prendre chaque matin sa température avant de se lever du lit, grâce à un thermomètre fourni avec l’abonnement à l’année. Elle entre ensuite le chiffre obtenu dans l’application, puis un algorithme, qui prend également en compte d’autres critères, en déduit si elle se situe ou non dans une période d’ovulation. Il suffirait alors d’éviter les rapports sexuels ou d’utiliser une protection, comme un préservatif, durant les jours « à risque », signalés sur l’écran par un cercle rouge, pour ne pas tomber enceinte.
Un cercle vert indique les jours sans risque de grossesse selon l’application. / Natural Cycles
Boson de Higgs
Aux origines de Natural Cycles se trouve un couple. Elle, Elina Berglund, est une physicienne ayant travaillé au laboratoire européen pour la physique des particules (CERN), où elle a fait partie de la vaste équipe qui a découvert le Boson de Higgs. Lui, Raoul Scherwitzl, est chercheur en sciences.
Il y a quelques années, tous deux songent à fonder une famille, mais ils veulent se laisser un peu de temps. « J’avais arrêté ma contraception hormonale pour que mon corps revienne à son rythme normal dans un premier temps », explique au Monde Elina Berglund. En quête d’une autre méthode de contraception temporaire et surtout « naturelle », elle découvre la méthode des températures. Elle commence alors à analyser les siennes et y applique ses connaissances en statistiques.
Elle décide ensuite de créer un algorithme, qui prenne non seulement en compte la température de son corps au réveil, mais aussi d’autres facteurs comme la durée de vie d’un spermatozoïde, les variations et les différentes phases de son cycle. Son mari lui suggère d’en faire une application — ce sera chose faite après, dit-elle, un an à perfectionner l’algorithme et à apprendre à coder une application.
Aujourd’hui, la physicienne vante Natural Cycles comme une « nouvelle option » pour les femmes, « non hormonale » et « non invasive », surfant au passage sur les inquiétudes à propos de la pilule nées au début des années 2010. Surtout, elle et son équipe de communication martèlent son statut de « première application de contraception certifiée en Europe [et] aux Etats-Unis ».
Natural Cycles, en effet, a été considérée comme « dispositif médical contraceptif » en février 2017 par un organisme allemand, la Tüv Süd. Cette entreprise a la qualité de « notified body », c’est-à-dire qu’elle a été désignée par un pays européen pour décider de la conformité de médicaments ou de produits médicaux avant qu’ils ne soient mis sur le marché. Avec les règles européennes, ce statut est valable automatiquement dans tous les pays de l’Union.
Même destin aux Etats-Unis, où Natural Cycles a été reconnue en août comme dispositif médical par la FDA, l’administration américaine qui encadre les denrées alimentaires et les médicaments.
Un usage « parfait » difficile
Natural Cycles brandit aussi une étude menée par des chercheuses et chercheurs qu’elle présente comme « indépendants » — mais dont elle a en grande partie financé le travail —, de concert avec un institut américain spécialisé dans la santé infantile. Publiée en décembre 2017 dans la revue spécialisée Contraception, elle porte sur un peu plus de 22 000 femmes utilisant Natural Cycles. Elle évalue le taux d’efficacité de l’application à environ 93 %, et jusqu’à 99 % avec un « usage parfait », en théorie très complexe à atteindre (il ne faut pas être malade ou avoir de la fièvre, il faut respecter des horaires très fixes, etc.).
A titre de comparaison, la pilule affiche un taux de 91 % en utilisation courante, 99,7 % en cas d’utilisation « parfaite », et le stérilet 99 % quoi qu’il arrive, selon le site gouvernemental Choisir sa contraception.
La liste des six auteurs de l’étude pose toutefois question. Les deux fondateurs de l’application en font partie. L’une des chercheuses citées avait également déjà participé à une autre analyse financée par Natural Cycles en 2016. Elle comme une autre chercheuse ont auparavant fait partie du comité médical consultatif de Natural Cycles. Un autre s’avère être un employé de l’entreprise. Finalement, un seul des auteurs n’aurait aucun conflit d’intérêts possible avec Natural Cycles, reconnaît l’entreprise. L’étude a toutefois été approuvée par un comité d’éthique local, cette fois bien indépendant.
« Ils n’ont rien inventé »
Au terme de son enquête, l’agence des médicaments suédoise a conclu que les taux réels de grossesses non désirées (calculés à partir des données fournies par Natural Cycles) étaient équivalents à ceux énoncés dans l’étude. Elle a cependant regretté que les risques liés à l’utilisation de Natural Cycles ne soient pas suffisamment explicités. Elle a exigé de l’entreprise qu’elle les mentionne dans ses conditions d’utilisation, ce que cette dernière a consenti à faire. Dans un communiqué transmis au Monde, Raoul Scherwitzl s’est dit « heureux » de cette issue, dont il espère qu’elle « rassurera » les femmes.
Du côté du Planning familial, on estime le taux d’échecs des méthodes naturelles à entre 30 et 40 % (chiffres tirés de l’OMS), selon la méthode naturelle utilisée. Véronique Séhier, coprésidente de l’organisme, dit avoir déjà entendu parler de l’application :
« La position du Planning, c’est de dire de façon générale que toutes les femmes doivent avoir accès à tous les types de contraceptions, à condition qu’elles puissent être informées sur les risques. »
Selon elle, Natural Cycles ne se différencierait guère des méthodes naturelles plus anciennes. « Ils n’ont rien inventé, sinon que ce n’est numérique », dit-elle.
Danielle Gaudry, gynécologue-obstétricienne et militante ayant participé au mouvement pour le Planning familial, insiste sur la méfiance nécessaire à l’égard des méthodes naturelles, pour lesquelles elle observe une recrudescence d’intérêt depuis un an environ :
« Les chiffres viennent souvent des fabricants, et il est délicat d’estimer l’efficacité de l’application tant qu’un organisme comme la Haute Autorité de santé ne s’est pas penchée sur l’algorithme décidant des jours fertiles ou non. Le problème, c’est que les données que l’application prend en compte sont extrêmement variables (la durée de vie d’un spermatozoïde par exemple) et que le procédé est si astreignant que je doute qu’il soit toujours bien respecté. »
Le vernis rassurant de la technologie
La cofondatrice de Natural Cycles, elle, assure que les nouvelles technologies ont tout de même permis d’améliorer la fiabilité des méthodes naturelles. Un avis que partage plus prudemment Cécile Thomé, sociologue spécialisée dans l’étude des méthodes de contraception.
Selon la sociologue, il faudrait rester méfiant face à ces méthodes en dépit du vernis rassurant de la technologie et des progrès « importants » et « certains » que celle-ci a apportés à des techniques comme les températures. « Les résultats dépendent par exemple beaucoup de la classe sociale ou de la configuration familiale. Difficile de ne pas se lever avant d’avoir pris sa température quand un enfant pleure ou vient vous réveiller, ou quand on travaille de nuit par exemple. » Ce qui tend à fausser les données.
Pour autant, elle se refuse à les diaboliser, estimant que le succès de Natural Cycles a le mérite de témoigner, « même si ce n’est pas dans d’énormes proportions, de l’envie de nouveaux modes de contraception, dans des pays qui restent pilulo-centrés ».