Rémy Rioux, directeur général de l’Agence française de développement, arrivant à l’Elysée, le 10 avril 2018. / Philippe Wojazer / REUTERS

Dotée par Emmanuel Macron de moyens en dons dont elle n’avait jamais disposé pour financer les secteurs sociaux dans les pays les plus pauvres d’Afrique – à commencer par le Sahel –, l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique) est au premier plan de la politique qui doit conduire la France à consacrer 0,55 % de son PIB à l’aide publique au développement d’ici à la fin du quinquennat, contre 0,38 % aujourd’hui. Son directeur général, Rémy Rioux, a la charge de négocier ce tournant applaudi par les ONG de solidarité.

Cette puissance croissante de l’institution financière irrite certains au Quai d’Orsay. Prudent diplomate, Rémy Rioux, qui vise les 14 milliards d’euros d’engagement dans les pays du Sud d’ici à 2022, se veut modeste et réaffirme qu’il agit bien sous la tutelle du ministre des affaires étrangères. Au passage, cet énarque – passé par le Trésor, le ministère de l’intérieur et, plus récemment, par le cabinet de Laurent Fabius au Quai d’Orsay – défend quelques projets controversés de son agence, dont un prêt au Gabon aujourd’hui attaqué devant la justice française par des ONG gabonaises.

L’AFD sera dotée en 2019 d’un milliard d’euros de crédits budgétaires supplémentaires pour intervenir dans les pays les plus pauvres. Quelles seront vos priorités ?

Rémy Rioux Ce milliard [d’euros] de crédits est la preuve du nouvel élan politique que le président de la République s’est engagé à donner à l’aide publique au développement [APD]. Il n’est que la première étape du chemin qui doit permettre de porter l’APD à 0,55 % de notre revenu national d’ici à la fin du quinquennat, contre 0,38 % aujourd’hui. Cela va nous permettre d’investir nettement plus dans l’éducation, l’autonomisation des femmes ou encore la santé, secteurs où le prêt n’est pas l’instrument le plus pertinent. Deux tiers de cette somme seront destinés aux dix-neuf pays prioritaires pour la France, tous situés en Afrique à l’exception de Haïti. Le Sahel recevra une attention particulière.

Emmanuel Macron est en train de construire sur le développement une vision dont la force et la dignité sont égales à celles de la vision qui prévaut sur la sécurité et la défense. Il a annoncé un conseil national du développement à l’Elysée, comme il existe un conseil de défense. La politique de développement sera protégée par une loi d’orientation et de programmation budgétaire comme l’est la politique de défense par la loi de programmation militaire. Il s’agit de réaligner et de renforcer nos deux grands leviers d’action collective dans le monde. L’AFD est l’instrument de cette nouvelle priorité, au service du ministère des affaires étrangères et de l’ensemble du gouvernement.

Cette volonté d’intervenir davantage dans le Sahel ne trouve-t-elle pas ses limites dans le contexte d’insécurité qui caractérise la zone ?

Pour les institutions financières comme les nôtres, cela représente un grand défi de pouvoir déployer nos opérations dans ces zones rouges où il est difficile d’identifier des partenaires, d’envoyer des missions et de contrôler l’utilisation des fonds. Pour cette raison, il est essentiel de mutualiser nos interventions avec les autres bailleurs de fonds et de diversifier les canaux de financement. Seulement 50 % de nos engagements passent par les Etats, le reste appuie des collectivités locales, des ONG ou d’autres opérateurs privés. L’Alliance Sahel, qui a été lancée il y a un an et regroupe douze institutions de développement, doit permettre d’améliorer cette coordination et d’aller plus vite dans les zones à fort enjeu de stabilisation. Il faut que nous puissions envoyer un signal clair aux populations qui ne doivent pas se sentir abandonnées, même dans un contexte d’insécurité. C’est ce que nous faisons dans le nord du Burkina Faso, en appuyant des entreprises publiques pour multiplier les raccordements aux services d’eau et d’électricité.

Comment allez-vous contrôler l’utilisation de cet argent qui vient des contribuables ? Allez-vous publier l’audit des projets que vous avez financés ?

Nos équipes vont sur le terrain vérifier l’impact des projets, et des évaluations indépendantes approfondies sont réalisées et rendues publiques. Je peux vous l’assurer : les projets sont bien mis en œuvre et nous sommes à la disposition de tous ceux qui souhaitent le vérifier. Compte tenu des moyens accrus qui nous sont confiés, nous devons être transparents et rendre des comptes. Des progrès restent à accomplir mais l’AFD est en train de s’ouvrir.

Réinvestir dans les services de base au Sahel, n’est-ce pas la preuve de l’échec de décennies de politique d’aide ?

Je ne suis pas aussi sévère que vous sur les résultats de l’aide. Dans de nombreux cas, elle a contribué à enclencher des dynamiques de développement. Mais au Sahel, cela fait dix ans que nous n’avions plus assez de moyens pour intervenir. Et plusieurs pays, frappés par des chocs inédits, se sont enfermés dans des trappes qui nécessitent certainement de revoir leurs politiques publiques mais aussi que les institutions de développement s’interrogent sur leurs modalités d’intervention pour être plus efficaces. C’est ce que nous faisons.

Pour autant, il ne faut jamais perdre de vue que les sommes affectées à l’aide publique au développement sont très modestes. Avec 150 milliards de dollars pour la totalité de l’APD, il faudrait être en mesure de financer les dix-sept Objectifs de développement durable adoptés par l’ONU en 2015 ? C’est impossible. Il faut mobiliser d’autres sources de financement publiques et privées.

Le fait que la moitié de vos financements ne passent pas par les Etats ne contribue-t-il pas à affaiblir un peu plus des institutions fragiles ?

Ce n’est pas notre intention. Il existe des Etats faillis avec lesquels il n’est pas possible de travailler. D’autres sont aujourd’hui revenus dans des zones d’endettement où ils doivent faire preuve de prudence dans le financement de leurs investissements. L’Ethiopie est dans ce cas. C’est pourquoi nous l’avons incluse dans nos dix-neuf pays prioritaires, à un moment particulièrement important pour cette région de l’Afrique. Nous allons y faire des dons, ce qui n’était pas le cas auparavant. Et nous travaillons aussi, partout où c’est possible, avec les villes, les régions, le secteur privé, la société civile. Il n’y a pas de contradiction.

La France accorde des dons pour le développement quand la Chine prête énormément d’argent…

Il y a une équation chinoise à résoudre. Comment jouer collectivement avec la Chine ? Les Chinois tiennent un rôle de plus en plus actif dans la gouvernance mondiale, tout en poursuivant leurs propres intérêts et ceux de leurs entreprises. Nous cherchons à collaborer plus efficacement avec eux.

Cela étant dit, ce n’est pas l’Afrique qui est endettée. Certains gouvernements africains sont en risque de réendettement et il faut être prudent car le continent a mis trente ans à sortir de la précédente crise de sa dette publique. Mais la dette portée par l’Afrique, dans son ensemble, en pourcentage de son PIB est très, très inférieure à celle de toutes les autres régions du monde. Pour financer les économies africaines, il faut donc trouver et renforcer d’autres canaux (banques locales, entreprises publiques, secteur privé, etc.). Cette « priorité non souveraine » est un des cinq axes du nouveau plan stratégique de l’AFD que nous venons de rendre public.

Faut-il conditionner l’aide à des critères démocratiques ?

Notre objectif, c’est d’atteindre les populations et d’améliorer leurs conditions de vie, sans précondition de nature politique. Il peut y avoir des pays avec lesquels la France ne travaille pas. Le Rwanda, par exemple, même si la relation politique franco-rwandaise est proche d’une réconciliation, comme l’a expliqué le Président lors de son discours aux ambassadeurs. Mais on peut d’ores et déjà imaginer que l’AFD intervienne dans ce pays parce que nous sommes un instrument différent et complémentaire des instruments de défense ou de diplomatie.

Mais que fait l’AFD vis-à-vis d’un régime autoritaire qui réprime ses oppositions ?

La qualité de la gouvernance publique, le consensus social, le respect des libertés publiques contribuent au développement. En gardant toujours à l’esprit qu’il n’existe pas de formule magique et unique dans ce domaine, qui voudrait que tout le monde ait les mêmes institutions que la France ou les Etats-Unis ! Il y a des valeurs communes et il y a ensuite des institutions diverses qui les incarnent et permettent à un pays de gérer ses tensions et d’avancer dans son parcours de développement.

Depuis 2016, nous avons des programmes spécifiques « gouvernance », qui cherchent à accompagner les transitions politiques et citoyennes. Y compris dans des pays difficiles. Nous n’avons pas les mains pures dans notre maison, pour paraphraser Charles Péguy : « Ils ont les mains pures mais ils n’ont pas de mains. » Nous, nous avons des mains. Nous agissons. Beaucoup de gens parlent d’Afrique sans y intervenir… Nous, nous y vivons depuis soixante-dix-sept ans. Alors, nos mains sont propres et elles sont calleuses ! Le développement, ce n’est pas oui ou non. Ce n’est pas automatique. C’est un travail, complexe et subtil.

Trois associations de la société civile gabonaise contestent le prêt accordé par l’AFD au gouvernement gabonais (avec garantie de l’Etat français) pour faire face à des échéances sur sa dette intérieure au motif que ce financement ne contribue pas au développement économique du pays mais conforte un président à la légitimité contestée. Quelle est votre réaction ?

Le prêt auquel vous faites référence est inscrit dans le cadre du programme signé par le Gabon avec le Fonds monétaire international [FMI]. L’AFD, avec d’autres institutions financières, veut assurer la stabilité macroéconomique du pays, frappé depuis plusieurs années par la chute brutale des prix du pétrole, pour éviter que les populations ne soient touchées plus durement encore. Dans ces situations de crise financière, le niveau des réserves de change et la soutenabilité de la dette doivent être préservés. Notre prêt y contribue.

L’AFD au Gabon travaille aussi très concrètement avec les acteurs locaux. Notre action cherche à répondre au plus près aux besoins des populations, avec des résultats tangibles.

En République démocratique du Congo (RDC), allez-vous maintenir le programme très controversé de « gestion durable des forêts » ? Des ONG environnementales mènent une campagne internationale pour son retrait.

L’objectif du programme est maintenu. La RDC est un pays clé en matière de déforestation où il faut absolument intervenir. La situation des forêts se dégrade. Tout le monde considère que le programme tel que nous l’avons instruit avec les autorités et nos collègues norvégiens, en essayant de réguler les différents segments de la filière, est toujours opportun.

En juillet au Nigeria, Emmanuel Macron a évoqué « la démographie galopante », ajoutant : « Quand vous avez sept ou huit enfants par femme, vous ne sortez jamais de la pauvreté. » L’AFD est-elle sur la même ligne ?

Nous finançons en effet des programmes de planning familial et de santé maternelle. Mais les questions de fécondité et de démographie doivent être considérées de façon large. La transition démographique s’engage quand vous ne pensez plus à avoir des enfants pour assurer vos vieux jours et lorsque vous croyez qu’ils auront une meilleure vie que vous-même. C’est lorsque l’on aura débloqué une dynamique de développement que les comportements de natalité changeront. C’est ce qui s’est passé autrefois dans notre propre pays.

C’est le président Macron qui parle de ces femmes qui font trop d’enfants…

Il parle d’abord des pays du Sahel où, dans certains cas, le taux de fécondité augmente. Et du fait qu’on n’a jamais connu un accroissement démographique aussi massif et rapide qu’en Afrique aujourd’hui. Nous sommes dans une zone inconnue et certainement à risques.

N’oublions pas que l’Afrique a très longtemps été un continent très faiblement peuplé. Et que la démographie induit aussi une croissance endogène et des dynamiques de développement. C’est pour cette raison, pour que l’Afrique se place sur la bonne trajectoire, que nous, Européens, devrions tous nous retrouver pour y investir. C’est le moment de le faire, et de la façon la plus puissante possible.

Plutôt que l’équation démographie-pauvreté, n’est-ce pas sa conséquence migratoire supposée qui inquiète les Européens ?

On a tendance à dire que l’aide au développement est là uniquement pour travailler sur les causes profondes des migrations, en particulier la santé et l’éducation, de façon à offrir le choix aux populations de rester ou de bouger. Or, nous savons déjà que le choix – contraint ou pas – de beaucoup de familles sera de bouger. C’est pourquoi nous devons aussi aider les gouvernements à gérer ces mouvements de population inévitables. L’émigration africaine va aujourd’hui massivement vers le sud et les flux restent très majoritairement internes au continent. Ça ne veut pas dire qu’ils le seront éternellement et nous devons nous interroger sur ce que nous pouvons faire, avec nos moyens, pour comprendre, anticiper et accompagner ces évolutions.

Emmanuel Macron préfère parler d’investissement solidaire que d’aide au développement, cela définit-il une nouvelle doctrine ?

L’engagement et la solidarité sont des valeurs essentielles, au cœur du projet présidentiel. C’est la raison pour laquelle la France alloue une part croissante de sa richesse à cet effort de solidarité. Mais je crois qu’il faut cesser de parler d’aide et préférer en effet la notion d’investissement solidaire de développement. C’est une marque de respect et d’intérêt pour nos partenaires du Sud. C’est aussi une façon d’expliquer aux Français que notre engagement a un retour positif, en termes d’innovation, de croissance, de sécurité et d’attractivité pour notre propre pays. La politique de développement tisse des liens concrets, positifs, dans les deux sens, entre la France et les autres pays. Si le débat politique du moment est de savoir s’il faut se fermer ou rester ouvert, à nous, à l’AFD, d’apporter les preuves qu’il y a un intérêt profond à coopérer avec le reste du monde et à conjuguer récit national et récit international.