« Happy End » : les bourgeois de Calais au supplice d’Haneke
« Happy End » : les bourgeois de Calais au supplice d’Haneke
Par Jacques Mandelbaum
Dans son dernier film, diffusé sur Canal+ Cinéma, le réalisateur autrichien, chirurgien de la souffrance, continue à raconter l’enténèbrement des âmes.
Le cinéaste Michael Haneke a pris ses habitudes en France depuis Code inconnu (2000). Eu égard à ses thèmes de prédilection, on conçoit toutefois que la notion d’« habitude » puisse se révéler à l’occasion glissante, nonobstant le savoir-faire esthétique des agonies contemporaines de ce maître venu d’Autriche. C’est que l’enténèbrement de l’âme, le stoïcisme farcesque, la chirurgie de la souffrance ne se mobilisent ni ne se renouvellent à tout coup, de manière on n’ose dire « heureuse ».
Il se pourrait ainsi que, devant le spectacle de Happy End, équarrissage méthodique et glacé d’une famille de notables calaisiens, le sentiment d’une conduite en pilotage automatique effleure la conscience meurtrie du spectateur.
Ruiner la dynastie
L’histoire du film se déroule donc à Calais, capitale de la misère et de l’abandon de malheureux migrants, et nous introduit au cœur d’une famille bourgeoise qui a fait fortune dans le bâtiment, les Laurent. Jean-Louis Trintignant y campe un ancêtre fondateur repoussant à souhait, suicidaire par dégoût du monde et phobique du contact jusque dans sa lignée. Isabelle Huppert y interprète sa fille, créature froide décidée à sortir coûte que coûte l’entreprise familiale du rouge. Mathieu Kassovitz joue son frère psychorigide, qui trompe sa femme pour satisfaire des pulsions inavouables. Fantine Harduin, fille du précédent, est un être répulsif et méchant qui n’attire guère la compassion, sinon celle de son grand-père, auquel elle ressemble. Quant à Franz Rogowski, l’héritier légitime de la lignée, rejeton écrabouillé par l’égoïsme d’airain des siens et le couvage vampirique de sa mère, il guette la première occasion de se détruire en vol et de ruiner la dynastie du même coup.
Pendant ce temps, comme de juste, les migrants exposent leur misère dans le décor, et les ouvriers se tuent volontiers sur les chantiers Laurent. Bref, tout va pour le mieux dans le pire des mondes hanékiens, dont on a peu de peine à se persuader qu’il ne saurait être le nôtre (mais peut-être avons-nous tort ?), en quoi le film manque son but. C’est que cette dernière barque, qui ne fait rire pas davantage qu’elle ne fait pleurer, se révèle un peu trop pleine pour nous embarquer.
Happy End, de Michael Haneke. Avec Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant (France/Autriche, 2017, 110 min).