Sur l’« Aquarius » : « Ce sont surtout des familles libyennes qui étaient bien établies »
Sur l’« Aquarius » : « Ce sont surtout des familles libyennes qui étaient bien établies »
Par Julia Pascual (envoyée spéciale)
Parmi les 58 migrants qui seront répartis entre quatre pays européens figure une majorité de familles aisées.
Une des 58 personnes secourues en mer, à bord de l'« Aquarius », le 25 septembre. / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE
[Un accord a finalement été trouvé, mardi 25 septembre, pour que les 58 personnes secourues en mer par l’Aquarius, les 20 et 23 septembre, soient débarquées à Malte avant d’être réparties entre la France, l’Allemagne, l’Espagne et le Portugal. Parmi elles, nombre de familles aisées ayant fui la Libye… ainsi qu’un chien.]
« On a un chien à bord. Et la dame qu’on a prise veut le chien avec elle. » « Les gens d’abord. Si ça devient un problème, prenez le chien. » « OK, on prend le chien. » Dimanche 23 septembre, pour la première fois en deux ans et demi de mission en Méditerranée centrale, les sauveteurs de SOS Méditerranée ont secouru un chien à bord d’une embarcation de migrants.
Le sauvetage avait été difficile. Entamé dans la nuit, il avait donné lieu à une altercation virulente avec une navette des gardes-côtes libyens. Finalement, les 47 personnes secourues ce jour-là avaient pu être transférées à bord de l’Aquarius, parmi lesquelles une majorité de familles libyennes. Et ce chien. Un gros toutou au poil blanc et frisé qui répond au nom de Bella. « Je n’allais pas le laisser, c’est un péché, explique aujourd’hui Malak (le prénom a été modifié). Ça fait huit ans qu’on vit avec, c’est un vieil ami. Et il n’a pas payé pour le voyage. »
« C’est frappant de voir tant d’enfants, de bagages et ce chien »
Le 23 septembre 2018. Maha, Fouad et leur fils Ulysse. Cette famille libyenne est partie la veille au soir de la ville de Zouara sur un bateau de pêcheur avec 47 personnes à son bord. L'équipage de SOS Mediterranée leur est venu en aide dans la nuit du 22 au 23 septembre et s'est assuré de leur prise en charge avec MSF après une longue négociation mouvementée avec les gardes-côtes de Tripoli. / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE
Cette femme libyenne de 44 ans, aux cheveux teints en blond, plaisante. Consciente de l’incongruité de la situation, mais non moins déterminée à ce que son animal l’accompagne. Trente-sept Libyens se trouvaient à bord de la barque de bois secourue cette nuit-là, dont 17 mineurs. Une situation inhabituelle. « Ce sont surtout des familles qui étaient bien établies, décrit Aloys Vimard, responsable des opérations de Médecins sans frontières (MSF) à bord de l’Aquarius. Elles n’avaient pas pour projet de partir mais, du jour au lendemain, à cause du climat de crise aiguë en Libye, elles ont peur et se retrouvent sur un bateau en mer. C’est assez frappant d’ailleurs de voir autant d’enfants, de bagages et ce chien. » Depuis fin août, des combats armés agitent notamment la capitale, Tripoli.
Malak a pris la mer avec ses cinq enfants, âgés de 9 à 22 ans, et son frère de 24 ans qu’elle a élevé. Depuis 2011, l’idée lui avait plusieurs fois traversé l’esprit. Jusqu’à ce que son mari soit kidnappé. « C’était il y a un mois à Tripoli », confie-t-elle. Elle ignore qui a pu s’en prendre à son époux : « Il travaille dans le commerce alimentaire donc il a de l’argent », dit-elle. Elle pense aussi qu’il a pu se retrouver au milieu de rivalités tribales.
Une des dix-sept mineurs à bord de l’« Aquarius », le 25 septembre. / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE
Après avoir payé l’équivalent de 5 000 à 6 000 euros en dinars libyens (selon le taux de change en vigueur au marché noir), elle a organisé son départ par la mer Méditerranée, avec ses enfants. « Impossible d’obtenir un passeport avec un visa », justifie-t-elle. Le bateau est parti aux alentours de 23 heures d’une plage de Zouara, une ville côtière de l’ouest du pays. Ils sont montés à bord d’une barque en bois, quand la plupart des migrants, notamment originaires d’Afrique subsaharienne, montent sur des embarcations en caoutchouc, plus fragiles. Le passeur a conduit la barque pendant une partie du trajet, avant de repartir à bord d’un autre bateau.
« On ne peut pas voyager n’importe comment, justifie Ibtissem, une Libyenne de 40 ans, qui a entrepris la traversée avec son mari, ses deux fils de 18 et 20 ans et quatre cartouches de cigarettes. Certains bateaux partent avec 100 ou 150 personnes. On a mis plus d’argent pour avoir quelque chose de plus sûr. » Tout se monnaye. Ibtissem croit même que pour l’équivalent de 375 euros en dinars libyens, les gardes-côtes libyens peuvent fermer les yeux sur un départ. Modéliste pour une société italienne, elle dessine des maillots de bain et de la lingerie. Elle a beaucoup voyagé à travers le monde et une partie de sa famille est installée en France. Son mari travaille comme concessionnaire automobile.
Abdul, jeune libyen de 20 ans, a été pris en otage en Libye. Sa mère Ibtissem et son mari ont dû payer l’équivalent de 8 750 euros de rançon en dinars libyens pour le récupérer. Ils ont quitté la ville de Zouara sur un bateau de pêcheur avec en tout 47 personnes à bord. L'équipage de SOS Mediterranée leur est venu en aide dans la nuit du 22 au 23 septembre. / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE
Depuis la chute du régime de Kadhafi en 2011, les difficultés sont allées croissant pour le couple. Pour des raisons de sécurité, ils ont notamment dû déménager de Tripoli à Zaouïa, à 50 kilomètres à l’ouest. « On se débrouillait en faisant des allers-retours », dit-elle. Il y a deux mois, leur fils Abdul est tombé sur des coupeurs de route, armés de kalachnikovs.
Ibtissem et son mari ont dû payer l’équivalent de 8 750 euros de rançon en dinars libyens pour récupérer leur enfant. Faute de liquidités disponibles en banque, ils ont vendu leurs deux voitures. Le fils avait été battu, il a passé deux jours à l’hôpital. Depuis cet épisode, la famille ne dormait plus, ne sortait presque plus de chez elle. « En Libye, lâche Ibtissem, nous sommes des morts qui respirent. Il fallait qu’on parte, il n’y avait pas d’autre solution. »