« Chris the Swiss » : un film d’animation dans les ombres de l’ex-Yougoslavie
« Chris the Swiss » : un film d’animation dans les ombres de l’ex-Yougoslavie
Par Thomas Sotinel
La réalisatrice Anja Kofmel évoque avec poésie son cousin, mort de façon trouble en Croatie, en 1991.
C’est un cauchemar récurrent, dans lequel l’ombre gagne à grands blocs d’obscurité sur la lumière, peuplé de chiens noirs et d’oiseaux de mauvais augure, traversé par la silhouette d’un jeune homme à l’air bravache. De ce rêve, la réalisatrice suisse Anja Kofmel a fait un film d’animation, qui raconte la mort de cet homme, son cousin, Christian Würtemberg, dont le corps revêtu de l’uniforme d’une milice croate a été retrouvé le 7 janvier 1991 près de Vukovar. La cinéaste a voulu aller à la source de ces terreurs nocturnes : elle en a fait un documentaire. Chris the Swiss résulte de l’union de ces deux films, qui engendre un film de guerre comme on n’en a jamais vu.
Anja Kofmel avait 10 ans quand ses parents lui ont appris la mort de son cousin. Son film va et vient entre les peurs et les fantasmes funèbres que cette annonce a dessinés dans sa psyché enfantine et son effort d’adulte pour effacer ces zones d’ombre, pour faire la lumière sur le destin de ce garçon qu’elle a admiré. Les souvenirs et les peurs prennent la forme d’un film d’animation, aux mouvements fluides et effrayants, d’une noirceur aussi insondable qu’une bouteille d’encre de Chine. L’enquête mêle les images d’une guerre récente et proche – qui semble aujourd’hui aussi étrangère que les guerres des Balkans du début du XXe siècle – et les récits de témoins – journalistes, mercenaires, – qui ont croisé le chemin de Christian Würtemberg pendant les quelques mois qu’il a passés en Croatie.
Cette enquête ouvre des abîmes, d’autant plus insondables qu’Anja Kofmel joue avec les règles du journalisme. Elle fait intervenir Illich « Carlos » Ramirez Sanchez, qui lui explique, au téléphone depuis sa prison, que son cousin était un agent des services suisses, hypothèse qui ne sera plus jamais évoquée. Elle jette comme en passant cette information stupéfiante : au début des années 1980, alors qu’il n’était pas encore majeur, son cousin s’est engagé dans l’armée sud-africaine qui combattait à l’époque contre les indépendantistes namibiens.
La cause ultracatholique croate
On comprend, à travers les souvenirs de son frère, de ses parents, que Christian Würtemberg est devenu journaliste, avant qu’il ne prenne le train pour Zagreb pour le compte d’une radio suisse, en octobre 1991. Dans la communauté des envoyés spéciaux venus couvrir une guerre qui gagne chaque jour en horreur, il devient Chris the Swiss (si les journalistes avaient de l’imagination, ils seraient romanciers). Là, il se lie d’amitié avec Eduardo Rosza Flores, dit Chico, dont la double ascendance, hongroise et bolivienne, lui a permis d’être successivement agent du KGB et de l’Opus Dei. Ce personnage qui finira en 2009 sous les balles de la police bolivienne – elle le soupçonnait de vouloir assassiner le président Evo Morales –, est arrivé en Croatie avec un brassard de presse. Il le troque bientôt contre l’uniforme du PIV-Prvi, reflet déformé et fascisant d’une brigade internationale, formation composée de soldats de fortune aux sympathies d’extrême droite, dans laquelle s’engage Christian Würtemberg.
Jusqu’au bout, cette histoire reste lacunaire, sans doute délibérément. Anja Kofmel refuse d’établir le degré de sympathie qui liait son cousin à la cause ultracatholique croate, pas plus qu’elle embrasse sans ambages l’hypothèse selon laquelle son engagement aurait été la couverture d’une mission (journalistique ou pas) clandestine. Elle préfère cultiver, dans les failles que laissent ces ambiguïtés, ses méditations graphiques sur la guerre, la fascination des hommes pour la violence, le poids de la religion et la force des cauchemars. Cette symbiose entre l’information et la rumination des craintes et des fantasmes qu’elle fait naître trouve ici une expression cinématographique à la fois exacte et onirique.
CHRIS THE SWISS - Bande annonce officielle (vostfr)
Durée : 01:47
Documentaire et film d’animation suisse d’Anja Kofmel (1 h 30). Sur le Web : www.urbandistribution.fr/films/chris-the-swiss