Un prix Nobel contre l’arme du viol
Un prix Nobel contre l’arme du viol
Editorial. En récompensant Nadia Murad et Denis Mukwege, le comité norvégien s’attaque à un fléau trop longtemps considéré comme un dégât collatéral de la guerre.
Nadia Murad, en Iral, en juin 2017. / ALKIS KONSTANTINIDIS / REUTERS
Editorial du « Monde ». On ne pouvait imaginer meilleur choix pour le prix Nobel de la paix 2018 que Nadia Murad et le docteur Denis Mukwege. En récompensant conjointement, vendredi 5 octobre, la jeune Yézidie qui a fait de son calvaire aux mains de l’organisation Etat islamique un combat contre les violences sexuelles et le gynécologue congolais qui a consacré sa vie à réparer les femmes détruites par les viols, le comité norvégien s’attaque enfin à un fléau trop longtemps considéré comme un regrettable et honteux dégât collatéral de la guerre.
Nadia Murad avait 21 ans lorsque, le 3 août 2014, les djihadistes de l’EI se sont emparés de son village du Sinjar, région montagneuse aux confins de l’Irak et de la Syrie où vivaient les Yézidis, minorité kurdophone non musulmane. Les hommes furent massacrés, les femmes enlevées. Vendue, revendue, réduite en esclavage, violée, torturée, Nadia Murad subit alors le sort de milliers d’autres femmes yézidies avant de parvenir, un jour, à s’échapper. « Ils se sont servis de moi autant qu’ils pouvaient s’en servir », résumera-t-elle sobrement au siège des Nations unies. Car, à peine libre, la jeune femme, surmontant le deuil de sa mère et de ses six frères tués par l’EI et le tabou qui entoure le viol, décide de témoigner devant le monde entier. « J’ai eu de la chance, dit-elle : j’ai survécu. » En 2016, elle devient ambassadrice de l’ONU pour la dignité des victimes du trafic d’êtres humains.
Denis Mukwege, 63 ans, est né dans le Sud-Kivu et, grâce à une bourse, a fait ses études de gynécologie en France. De retour en République démocratique du Congo, il fonde un hôpital à Bukavu, dans l’est du pays, où il prend en charge gratuitement les femmes victimes de viol dans la guerre civile qui ravage la région. La sauvagerie des mutilations génitales infligées aux victimes le stupéfait. Il voit arriver des femmes, des adolescentes et même des fillettes physiquement et psychologiquement détruites. Il met au point de nouvelles techniques de chirurgie réparatrice. Face à l’ampleur de cette « guerre sur le corps des femmes » – il estime avoir opéré environ 50 000 femmes –, il prend, sans grand écho, position contre le régime Kabila, et surtout décide de mobiliser l’opinion internationale.
Denis Mukwege, dans son hôpital de Panzi, au Congo, le 5 octobre. / AP
Chacun à sa manière, Nadia Murad et Denis Mukwege mènent le même combat, avec un égal courage : celui de faire reconnaître le viol non plus comme accessoire inévitable des conflits armés mais comme une véritable arme de guerre. Et c’est bien sur cette qualification « d’arme de guerre » qu’a insisté le comité Nobel dans l’attribution du prix. Le recours massif aux violences sexuelles est aussi vieux que les conflits eux-mêmes : cette arme d’intimidation et de déshumanisation a été utilisée pendant la deuxième guerre mondiale, en Yougoslavie, au Rwanda, ou tout récemment encore en Syrie et en Birmanie. Mais le silence qui l’entourait a trop longtemps assuré l’impunité à ses auteurs ; il a aussi empêché un travail de prévention de se développer au sein des forces armées. Ce Nobel contribuera à briser ce silence.
L’annonce du prix Nobel de la paix a coïncidé avec le premier anniversaire du mouvement #metoo contre les violences sexuelles dans le monde occidental. Comparé aux atrocités subies par les femmes dans les pays en guerre, ce mouvement peut paraître trivial. Il n’y a pas, pourtant, de petits combats en la matière. Notre civilisation ne peut s’accommoder des violences sexuelles, individuelles ou de masse.