DVD : le bouleversant « Bartleby » de Maurice Ronet
DVD : le bouleversant « Bartleby » de Maurice Ronet
Par Mathieu Macheret
Le téléfilm consacré au scribe mutique d’Herman Melville est sorti de l’oubli, avec l’INA.
Michael Lonsdale et Maurice Ronet sur le tournage du film « Bartleby » (1976). / LUNA PARK FILMS / INA
De Maurice Ronet (1927-1983), l’on connaît surtout les rôles mémorables de salaud magnifique, de séducteur sans scrupule ou de dandy suicidaire, dans Ascenseur pour l’échafaud (1958) et Le Feu follet (1963), de Louis Malle, La Piscine (1969), de Jacques Deray, La Femme infidèle (1969), de Claude Chabrol. On sait moins, en revanche, que cet acteur à la personnalité intempestive, féru de littérature et compagnon de route des « hussards » (mouvement littéraire informel des années 1950, avec Roger Nimier comme chef de file), fut aussi réalisateur d’une poignée de films, dont un remarquable documentaire animalier sur les varans de Komodo (Vers l’île des dragons, 1973).
On lui doit surtout un long-métrage stupéfiant, Bartleby (1976), d’après la fameuse nouvelle d’Herman Melville (1819-1891), réussite extraordinaire qui demeure l’une des plus belles et fidèles adaptations à l’écran d’un texte de l’écrivain américain. Cette rareté produite par la télévision publique (Antenne 2) et depuis injustement oubliée vient d’être judicieusement éditée en DVD avec l’INA dans la collection « Ciné-Club TV » consacrée aux grandes œuvres de l’audiovisuel français.
Le personnage de Bartleby, clerc effacé et mutique d’un notaire de Manhattan qui parasite tout le fonctionnement de son étude par une simple petite phrase, « I would prefer not to » (« Je ne préférerais pas »), accueillant chaque demande qu’on lui fait, connut une riche postérité critique (Blanchot, Deleuze, Derrida, Agamben…) qui vit en lui une figure moderne du refus, du renoncement ou de la résistance passive. Maurice Ronet prend le parti de transposer l’intrigue (initialement racontée comme un témoignage à la première personne par le personnage du notaire) dans le Paris bruyant et affairé des années 1970, et confie le premier rôle – cette fois celui d’un huissier – à un Michael Lonsdale génial de flegme autoritaire et de maintien désarçonné.
A deux pas du Palais Brongniart, l’huissier règne sur une petite étude en sous-effectif, croulant sous les dossiers, et recrute dans l’urgence un énergumène blafard nommé Bartleby (Maxence Mailfort, présence « creuse » et magnétique) venu se présenter pour le poste. L’homme abat d’abord et sans broncher une quantité considérable de travail, des tâches ingrates de copiste, avant d’en refuser certaines puis de s’enfermer bientôt dans une inactivité complète, à la grande indignation de ses collègues. Or l’huissier se trouve complètement démuni devant cet homme, dont il découvre qu’il séjourne au bureau et dont l’existence se réduit à presque rien. Incapable de le renvoyer, troublé au cœur de sa conscience, il laisse son étude dépérir. Les clients fuient, les clercs démissionnent, les locaux se vident, mais Bartleby demeure indélogeable, comme reclus en lui-même.
Satire mordante des bureaux
Le film de Maurice Ronet se distingue en cela ; qu’il retourne à son avantage d’évidentes contraintes budgétaires et logistiques (décors réduits, petite troupe d’acteurs, tournage rapide) en un quasi-huis clos, porté par l’interprétation des comédiens et l’efficacité des dialogues. S’ouvrant sur une satire mordante des bureaux, petit monde étroit et renfermé sur lui-même, où le grotesque le dispute à la médiocrité, le récit bascule ensuite dans une étrangeté glissant par paliers à la lisière du fantastique et débouchant sur d’insondables vertiges existentiels.
Bartleby « ne préférerait pas » faire ceci ou cela, et rompt ainsi la logique de subordination, la chaîne de l’ordre énoncé et de son exécution, au fondement même de l’organisation sociale. Mais le véritable objet du film, c’est évidemment le trouble de l’huissier (le « chef », l’autorité), la désintégration de son prestige social sous l’effet pathogène de la présence butée de Bartleby, reconnaissant en lui le sous-fifre, le misérable, quelque chose de son propre néant intérieur. « Que savez-vous de votre douleur en moi ? », l’interrogera-t-il lors d’une scène bouleversante, scellant l’inversion des rôles entre le maître et l’esclave. Il y a, en effet, quelque chose de masochiste dans le personnage de Michael Lonsdale. Son étrange fascination pour son protégé récalcitrant n’est peut-être pas si éloignée, dans le fond, d’un violent transport amoureux.
BARTLEBY, un film de Maurice Ronet (1978)
Durée : 02:00
Film français de Maurice Ronet (1976), 1 DVD Luna Park Films. Sur le Web : lunaparkfilms.blogspot.com/2018/03/bartleby-maurice-ronet.html